Sectes – L’allégorie du berger revue et corrigée – 3. ̷₄

Sommaire de cette série

3 – Églises radicales et églises malveillantes


On rencontre traditionnellement deux acceptions concurrentes du mot « secte » :

  • dans son sens étymologique, la secte est un groupe issu d’une organisation religieuse dont il s’est coupé (du latin secare) pour suivre (du latin sequi) une version alternative du dogme et/ou un autre leader ;
  • au sens péjoratif, la secte est un nouveau mouvement religieux controversé, qui présenterait un danger pour les individus et la société.

Mais quels sont les critères objectifs et pertinents qui permettent de faire la distinction entre les deux acceptions ?

Comme je l’ai montré précédemment, les dix critères de dangerosité mis en avant par l’administration et le Parlement français ne sont d’aucune utilité.

Dans ma thèse de doctorat en droit criminel, j’avais développé le concept de secte nocive que je définissais ainsip. 18 :

personne morale ayant un objet religieux, spirituel ou philosophique, dont les organes ou représentants commettent pour son compte des infractions pénales en tant qu’auteurs ou complices.

Le recours à cette idée de secte nocive s’expliquait alors car elle prenait corps dans un travail consacré à un nouveau mouvement religieux controversé (l’Église de scientologie), une secte au sens péjoratif.

Toutefois, j’élargirai ici mon propos en recourant au terme d’église. En effet, depuis des décennies, on nous assène la sempiternelle interrogation « secte ou religion ? » Ce récurrent clivage est inepte à plusieurs égards.

Tout d’abord parce qu’il ne faudrait pas comparer secte et religion mais bien plutôt secte et église. Comme je l’expliquais plus en détails précédemment, église vient du mot grec ekklesia, qui signifie assemblée. Ainsi, une assemblée de personnes qui partagent les mêmes croyances religieuses et les pratiquent ensemble constitue une église.

Ensuite parce que l’opposition entre la secte (forcément mauvaise) et l’église (forcément bonne) ne fait guère de sens. Une église peut être le cadre d’infractions graves et répétées (les actes pédophiles au sein de l’Église catholique, par exemple), tandis que certaines sectes n’ont pas grand-chose à se reprocher (cf., sur ce point, nombre de groupes un peu vite cloués au pilori par le rapport parlementaire de 1996, Les sectes en France).

Enfin parce qu’il faut constamment avoir à l’esprit l’aphorisme d’Ernest Renan :

Qu’est-ce qu’une église, sinon une secte qui a réussi ?

Processus de formation d’une église, via le stade de la secte (au sens étymologique) – AP

Dès lors, nous allons envisager successivement les différents types d’église que le modèle de la bergerie nous permet de distinguer sur des bases objectives.

3.1 – La ligne de démarcation : la commission d’infractions pénales

Les textes supralégislatifs des États démocratiques ont érigé la liberté religieuse en droit fondamental – individuel et collectif.

Pour résumer, on rappellera que ladite liberté religieuse se compose de deux éléments :

  • la liberté de religion :
    c’est l’une des formes de la liberté de pensée ; à ce titre, elle est absolue : on a le droit de penser ce qu’on veut ;
  • la liberté de culte :
    c’est l’une des formes de la liberté d’expression ; la manifestation de ses convictions religieuses peut se faire par la parole ou par les actes. Or, en matière de religion comme dans les autres domaines, on n’a pas le droit de dire et encore moins de faire ce qu’on veut. C’est la loi qui fixe les limites à ne pas franchir.

Aussi, tant que des comportements illégaux ne se produisent pas dans le cadre d’un groupe religieux, nous sommes en présence d’une église exemplaire. Elle ne saurait être inquiétée pour son dogme ou ses pratiques.

église exemplaire

Par comportements illégaux, j’entends ici la commission d’infractions de nature pénale. Je ne tiendrai pas compte des comportements relevant de la responsabilité civile. En effet, lorsqu’elle cause un préjudice, la faute civile n’est susceptible que de réparations en dommages et intérêts attribués aux seules victimes. Or, la dangerosité sociale d’un groupe ne peut s’évaluer qu’à l’aune de la réprobation que la société entend porter contre ce groupe ou ses membres. Cette réprobation sociale se manifeste généralement sous la forme d’incriminations et de sanctions pénales.

Qu’en est-il lorsque des infractions pénales sont commises dans le cadre de l’organisation religieuse ?

Il faut ici distinguer deux cas, selon que l’église échappe (3.2) ou non (3.3) à sa responsabilité pénale.

3.2 – Les dysfonctionnements conjoncturels – L’église non responsable pénalement

3.2.1 – La dérive individuelle

Ce n’est pas parce que des infractions pénales se produisent au sein d’un groupe religieux que l’on a affaire ipso facto à une église dangereuse. En effet, dans toute communauté – qu’elle soit ou non religieuse –, on trouve des individus qui violent les lois pénales de l’État.

Par conséquent, dans le cadre d’une communauté religieuse, si ces infractions relèvent de comportements individuels, commis par l’infracteur dans son seul intérêt et de son propre chef :

  • l’adepte fautif engage sa responsabilité pénale,
  • mais pas l’église.
dérive individuelle

Peu importe que l’infraction ait été ou non commise au nom de la religion. Je me réfère ici à un principe du droit criminel français selon lequel la motivation de l’auteur ne doit pas être prise en considération dans la caractérisation de l’acte punissable.

3.2.2 – Le dérapage local

Quand des infractions sont commises pour le compte ou dans l’intérêt allégué de l’église, elles sont généralement le fait d’une personne qui y tient un rôle de cadre : il gère une division ou une émanation locale de l’église, et c’est à ce titre qu’il viole la loi.

Ici, deux conditions sont réunies :

  1. le cadre délinquant a agi de son propre chef, en fonction de sa propre compréhension du dogme de l’église ; ce qui l’a conduit à violer la loi pénale.
  2. cette infraction n’a pas été légitimée à postériori, ni par les dirigeants, ni par une lecture objective du dogme. Et pour cause : l’infracteur a, en fait, mal appliqué les commandements de l’église.

On est alors en présence d’un dérapage local.

dérapage local

Par conséquent :

  • le cadre fautif engage sa responsabilité pénale,
  • mais pas l’église.

3.3 – Les dysfonctionnements structurels – L’église pénalement responsable

Considérons maintenant un cadre de la communauté qui commet un acte pénalement répréhensible, conformément au dogme de l’église ou aux instructions de ses dirigeants.

Il faut ici distinguer deux situations.

3.3.1 – L’église radicale

Dans cette première hypothèse, les dirigeants de l’église n’ont pas recherché la commission de l’infraction. Ils n’y ont pas participé à titre d’auteur ou de complice. L’infraction s’est produite en raison de circonstances indépendantes de leur volonté.

Les dirigeants ont bien conscience que les actes commis par le cadre vont à l’encontre des lois étatiques. Toutefois, le comportement illégal du cadre a été commis dans l’intérêt de l’église, pour sa préservation et la pérennité du dogme. Lequel dogme étant considéré comme d’inspiration supérieure, il doit toujours prévaloir sur les lois séculières.

Les actes de l’infracteur sont donc légitimés à postériori par le dogme et/ou par les dirigeants de la communauté. Pour ces derniers, l’objectif de l’église doit toujours primer sur les intérêts individuels des adeptes, quelles qu’en soient les conséquences. Nous sommes alors en présence d’une église radicale.

église radicale

Radical est pris ici dans son sens philosophique :

Radical : qui va jusqu’au bout de chacune des conséquences impliquées par le choix initial.

Ce positionnement idéologique des dirigeants rend hautement probable la survenance récurrente de comportements criminels similaires, que les dirigeants légitimeront après coup et ne soumettront pas à la justice étatique. L’église radicale présente donc un premier degré de dangerosité sociale.

3.3.2 – L’église malveillante

L’église présente un degré supérieur de dangerosité lorsque :

  1. l’infracteur a agi au nom/dans l’intérêt de l’église,
  2. ses agissements ont été entérinés par la direction du groupe,
    et
  3. cette légitimation a été posée à priori : la commission de ces actes est en effet prévue – voire organisée – dans le dogme de l’église ou les discours du chef.

Dès lors, les actes infractionnels ont été sciemment commis dans un but malintentionné, recherché par l’église ou ses dirigeants.

L’infracteur engage donc sa responsabilité pénale individuelle. Et si l’on se place du point de vue de l’église, l’élément moral de l’infraction est alors constitué : la personne morale qu’est l’église engage sa responsabilité pénale.

Nous sommes donc en présence d’une église malveillante :

église malveillante

*
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En appliquant le modèle de la bergerie à une organisation religieuse donnée, il est donc possible de qualifier objectivement ce groupe et de déterminer son degré de dangerosité sociale.

Dans la prochaine partie, nous verrons des mises en application de ce modèle, relativement à des comportements illégaux récurrents au sein des Témoins de Jéhovah et de l’Église de scientologie.

4 – Mise en application du modèle de la bergerie >>>

À propos de Arnaud Palisson

Arnaud Palisson, Ph.D. fut pendant plus de 10 ans officier de police et analyste du renseignement au Ministère de l'intérieur, à Paris (France). Installé à Montréal (Canada) depuis 2005, il y a travaillé dans le renseignement policier puis en sureté de l'aviation civile. Il se spécialise aujourd'hui dans la sécurité de l'information et la protection des renseignements personnels.