Sectes – L’allégorie du berger revue et corrigée – 1. ̷₄

Pour expliquer simplement la relation entre un gourou et ses adeptes, on a coutume de s’en remettre à l’allégorie du berger. Si ce modèle présente quelques vertus en victimologie, il est à proscrire dès lors que l’on s’intéresse aux mouvements religieux sous l’angle du droit criminel.

Dans cette série d’articles, je propose une profonde refonte de ce modèle, afin de mieux appréhender la dangerosité sociale du gourou et de son organisation.


Sommaire de cette série :

  1. Gourou et adeptes, une responsabilité partagée ? Vraiment ?!
  2. Une nouvelle représentation : le modèle de la bergerie
  3. Un modèle pour distinguer églises radicales et églises malveillantes
  4. Mise en application : Témoins de Jéhovah et Église de scientologie


1 – Gourou et adeptes, une responsabilité partagée ? Vraiment ?!

Il y a déjà quelques semaines, le journal Le Soleil publiait un article intitulé Sectes : responsabilité partagée entre leader et adeptes. Il y donnait la parole à Marie-André Pelland, professeur de criminologie à l’Université de Moncton, et à Alain Bouchard, sociologue des religions et chargé de cours à l’Université Laval de Québec.

Prenant pour exemple la secte de Roch « Moïse » Thériault, Alain Bouchard expliquait en substance que le gourou d’un groupe sectaire ne peut pas être considéré comme le seul responsable des méfaits commis par lui contre ses adeptes, car ceux-ci ont aussi une part de responsabilité, en refusant sciemment de considérer les infractions commises sur eux et d’y mettre fin en quittant le mouvement.

Autrement dit, s’ils sont victimes, c’est parce qu’ils le veulent bien. Bref, comme dirait l’autre, on ne peut quand même pas sauver tous les gogos. L’idée paraît légitime. Mais elle ne l’est pas. En voici la preuve par trois.

1.1 – Un leitmotiv pro-sectaire

Alain Bouchard est bien connu comme un apologiste des sectes fort tolérant envers certaines organisations pourtant objectivement dangereuses. Alain Bouchard mène depuis plus de trente ans une carrière de sociologue des nouveaux mouvements religieux. Comme je l’expliquais précédemment, en tant qu’enseignant à l’université, il perçoit des allocations de recherche pour publier des études sur le sujet. On comprend dès lors qu’il n’est pas dans son intérêt de reconnaitre la problématique des sectes nocives dans son champ d’expertise universitaire. Quel ministère, quelle institution accepterait d’allouer des fonds publics à la recherche en sociologie sur les nouvelles religiosités quand celles-ci seraient le repère avéré de meurtriers et autres criminels ?

Aussi Alain Bouchard a-t-il fait sienne la rhétorique des apologistes des sectes, qui s’articule en quatre volets :

  • ramener le questionnement judiciaire et politique sur les sectes à une cabale des autorités contre les minorités religieuses ;
  • prêcher l’innocuité des nouveaux mouvements religieux ;

et, lorsque des infractions sont avérées en leur sein, minimiser les faits :

  • en arguant d’une dérive locale conjoncturelle, excluant un problème structurel au sein du groupe ;
  • en défendant la thèse de la co-responsabilité de l’adepte dans lesdites infractions.

Sur ce dernier point, on connaissait déjà les prises de position d’Alain Bouchard visant à absoudre de leur responsabilité l’organisation des Témoins de Jéhovah et l’Église de scientologie.

Cette fois, interrogé sur le groupe de « Moïse » Thériault, le sociologue ne peut guère nier les évidences : dans cette affaire, le temps et les enquêtes policières ont clairement établi la réalité des infractions (mutilation, coups mortels, assassinat,…) commises au sein du groupe. Pourtant, même dans ce cas, Alain Bouchard tente d’en atténuer la gravité, sur l’air de « C’est quand même aussi la faute de l’adepte ».

Alain Bouchard déclare par ailleurs :

Il se développe une co-dépendance maladive entre des gens blessés intérieurement, à la recherche de quelque chose. Tant le leader que les adhérents trouvent tout d’un coup une grande satisfaction. Ils pensent que la solution est là. Ils se coupent du reste de la société. Et quand quelque chose de malsain se développe, ceux à l’interne ne le voient pas. Ils pensent que les autres ne comprendront jamais.

Ainsi, pour le sociologue, cette co-dépendance entre le gourou et ses ouailles suffit à expliquer que ces dernières restent de leur plein gré dans l’organisation. Et que si quelque chose de tragique se produit, ce sera donc en grande partie de la faute de l’adepte.

Alain Bouchard reprend ici (en forçant le trait) un concept largement répandu pour expliquer cette co-responsabilité : le syndrome du berger.

1.2 – Le syndrome du berger

Le syndrome du berger est un modèle vulgarisé au Québec en 1998 par feu le psychiatre Jean-Yves Roy, dans son ouvrage Le syndrome du berger : Essai sur les dogmatismes contemporains. Il permet au praticien d’établir un parallèle avec la dépendance aux drogues. Mais cette allégorie, axée sur la victime, ne doit pas être utilisée dès lors que l’on s’intéresse à la dangerosité sociale du gourou et de son organisation.

1.2.1 – La dépendance aux drogues

Dans le même article du journal Le Soleil, Alain Bouchard déclare :

De l’extérieur, on dit que ces gens ont été manipulés. Mais ils ont une part de responsabilité. On fait le parallèle avec la dépendance aux drogues: pour ne pas avoir à couper ce lien de dépendance, des gens sont prêts à commettre des crimes.

En présentant les faits de cette façon, Alain Bouchard veut nous convaincre que ce n’est pas le gourou qui est à l’origine des infractions commises au sein de la secte, mais bien l’adepte lui-même. Après tout, nous dit-il en substance, quand on est un junkie, ce n’est pas seulement la faute de la drogue. C’est aussi la faute du drogué lui-même.

L’argumentation s’avère doublement fallacieuse.

Tout d’abord, en focalisant sur la faute putative de la victime, le sociologue détourne l’attention de la faute réelle du gourou abuseur. Ce positionnement doit être vivement dénoncé car c’est la porte ouverte au négationnisme sectaire.

Ensuite, il faut sérieusement corriger le parallèle entre la dépendance dogmatique de l’adepte et l’addiction aux drogues. Dans son ouvrage susmentionné, le psychiatre québécois Jean-Yves Roy écrivait (p.249) :

À l’évidence, dans l’engagement sectaire, ce qui fait souffrir l’adepte ne concerne pas le contenu professé, mais le fait de s’être englué dans une relation aveugle, de s’être abandonné aux fantasmes d’emprise de son berger.

Peu à peu, il en est venu à consommer cette dépendance comme une drogue, dont il avait un besoin croissant, au point de perdre le sens de son identité et de préférer l’ivresse de la certitude au projet qui l’animait.

Il a recherché, au sein de sa relation bergère, l’envoûtement des états seconds que lui apportait la conviction. Au moment du sevrage, il connaît les mêmes phénomènes physiologiques que s’il venait de délaisser la cocaïne ou les tranquillisants.

Par cette comparaison, l’auteur cherchait donc à expliquer que l’emprise sectaire peut conduire à un trouble physiologique, comme l’addiction aux drogues, et qu’elle peut donc être traitée comme telle.

Malheureusement, l’image du berger et de ses brebis était trop belle. Aussi, depuis vingt ans, elle a été reprise à tort et à travers. L’article du Soleil précité n’en est que la plus récente manifestation.

1.2.2 – Une allégorie trompeuse

Ne voir dans la dépendance dogmatique pour le gourou qu’une sorte d’addiction à une drogue n’a d’intérêt que si l’on s’intéresse aux sectes sous l’angle des seules victimes. Mais si l’on se penche sur la dangerosité sociale des sectes via leurs exactions criminelles, c’est au contraire vers le gourou qu’il faut se tourner.

Dès lors, si l’on veut conserver la métaphore du gourou et du drogué, ce n’est pas la relation entre le stupéfiant et le consommateur qu’il faut considérer, mais bien plutôt celle entre le dealer et le junkie.

Et tant qu’à faire un parallèle avec le monde interlope, une comparaison plus pertinente serait la relation entre le proxénète et la prostituée, ou bien encore entre le mari violent et la femme battue.

Si un adepte de secte subit sans broncher les exactions du gourou, c’est, nous dit Alain Bouchard, en raison de la relation malsaine qui les lie tous les deux. Mais cela revient à dire que la femme battue est aussi responsable de son malheur : elle pouvait quitter son compagnon quand elle le voulait, mais elle ne l’a pas fait. Après, il ne faut pas venir se plaindre…

Bref, si l’on en croit le sociologue, l’adepte de secte serait co-responsable de son malheur parce qu’il n’a pas voulu quitter le mouvement.

En réalité, le confinement de l’adepte dépasse largement les limites d’un simple enfermement volontaire. Le fonctionnement avéré des sectes les plus nocives nous démontre que la claustration de l’adepte est avant tout une manœuvre du gourou et de son organisation.

1.3 – Quand les sectes nocives empêchent leurs adeptes de partir

Pour Alain Bouchard :

Je peux dire : tout groupe qui se coupe de la société, c’est dangereux. Mais il y a des groupes catholiques cloîtrés. Est-ce dangereux ? Non.

Nouveau sophisme à double détente, qu’il faut combattre. En effet :

  1. ce n’est pas parce qu’il existe des groupes cloitrés inoffensifs que tous les groupes cloitrés le sont ;
  2. Alain Bouchard prend à dessein l’exemple de groupes catholiques car il sait pertinemment que cela va emporter la conviction du lecteur : dans ces groupes catholiques, la claustration est effectivement volontaire. En fait, le sociologue tente ainsi de suggérer que c’est le cas dans tous les groupes religieux dans lesquels les adeptes sont cloitrés.

Ce faisant, il nie la réalité des faits criminels survenus dans diverses sectes nocives.

1.3.1 – Rétention par violences physiques, voire assassinat

Ainsi, pour prendre justement l’exemple du groupe de Roch Thériault, on a rapporté le cas d’une adepte qui s’était enfuie mais avait été rattrapée par « Moïse » ; lequel lui avait ensuite infligé des châtiments physiques violents, pour la dissuader, elle et les autres membres, de quitter les lieux.

Dans la communauté du Temple du Peuple au Guyana en 1978, une vingtaine d’adeptes avaient profité de la visite du parlementaire Leo Ryan et de la présence de journalistes américains pour signifier à Jim Jones leur volonté de quitter le groupe. Si, devant les caméras, le gourou s’était montré magnanime, il avait ensuite envoyé à leurs trousses un groupe d’hommes en armes qui allaient les abattre (en même temps que le parlementaire) sur la piste de l’aérodrome, avant leur montée dans l’avion qui devait les ramener vers les États-Unis.

En octobre 1994, les hauts responsables de l’Ordre du Temple solaire (OTS), Jo Di Mambro et Luc Jouret, organisaient leur transit vers Sirius, en compagnie des adeptes du premier cercle. Di Mambro connaissait l’identité d’une vingtaine de ces adeptes désireux de quitter le groupe. Ne voulant pas laisser derrière lui des témoins gênants, Di Mambro les avait conviés aux agapes néo-templières qui allaient en fait précéder les massacres en Suisse. Les « traîtres » y furent drogués, abattus puis incinérés dans le brasier du chalet de Cheiry. Quelques jours plus tôt, sur les instructions de Jo Di Mambro, deux anciens membres et leur bébé avaient été assassinés à leur domicile de Morin Heights (Canada).

On le voit, même lorsque l’on quitte la secte pour ne plus participer ou subir les crimes du gourou, on n’en a pas nécessairement fini avec lui.

1.3.2 – Rétention par contrainte physique ou pressions psychologiques

Généralement moins tragiques, ces modes de rétention des adeptes sont d’autant plus fréquents qu’ils sont prévus et décrits dans le dogme des sectes nocives.

Au sein de l’Église de scientologie, plusieurs procédures existent pour séquestrer arbitrairement les personnes désireuses de s’enfuir. Les règlements qui traitent de l’Éthique en scientologie (droit disciplinaire de l’Église de scientologie) mais aussi l’Introspection Rundown (processus de traitement de soi-disant « crises psychotiques ») prévoient, dans des documents écrits toujours en vigueur, les modalités de séquestration des adeptes récalcitrants.

[cf. sur ce point ma thèse de doctorat, p. 487 s.]

L’Église de scientologie impose également à ses adeptes la rupture des liens ou déconnexion (disconnection) vis-à-vis des suppressifs (ex-membres en conflit avec l’organisation). Selon les écrits du fondateur L. Ron Hubbard, il est en effet essentiel pour un scientologue de couper tout contact avec un suppressif (fût-il membre de sa famille proche), sous peine d’être lui-même contaminé par la subversion et d’être reconnu Potential Trouble Source (PTS) – et de subir des sanctions disciplinaires. Un scientologue qui veut quitter l’Église devra donc y réfléchir à deux fois, sous peine de perdre tout contact avec son conjoint ou ses enfants.

C’est une menace identique qui pèse sur les membres des Témoins de Jéhovah. Cette pratique y est qualifiée de disfellowshipping.

J’en parle plus en détail dans ce précédent article.

*
*       *

Ne pas quitter une secte quand on est victime d’infractions graves n’est donc pas qu’une question de relation malsaine entre le gourou et son adepte, esclave volontaire. 

L’allégorie du berger a su séduire les victimologues. Mais pour appréhender valablement la dangerosité de mouvements religieux, ce modèle simpliste doit être revu en profondeur.

2 – Une nouvelle représentation : le modèle de la bergerie >>>

L’image en exergue de cette série d’articles a été réalisée à partir d’un tableau de John Steel.

À propos de Arnaud Palisson

Arnaud Palisson, Ph.D. fut pendant plus de 10 ans officier de police et analyste du renseignement au Ministère de l'intérieur, à Paris (France). Installé à Montréal (Canada) depuis 2005, il y a travaillé dans le renseignement policier puis en sureté de l'aviation civile. Il se spécialise aujourd'hui dans la sécurité de l'information et la protection des renseignements personnels.

2 réponses sur “Sectes – L’allégorie du berger revue et corrigée – 1. ̷₄”

  1. Ça ne date d’hier qu’Alain Bouchard défend des malfaiteurs.

    Extraits d’un article de La Presse d’avril 1991:

    «Un professeur d’université dénonce la campagne d’Info-Secte»

    (…)

    «Info-Secte fait
    exactement ce qu’il reproche aux
    sectes: faire peur au monde afin de
    ramasser de l’argent», soutient le
    professeur Alain Bouchard, qui
    enseigne les nouvelles religions à
    l’université Laval.

    «Réagissant aux articles publiés hier
    dans le quotidien Le Soleil au sujet de
    la Cité écologique de l’Ère du
    Verseau, M. Bouchard laisse entendre
    qu’Info-Secte, un organisme voué à
    l’information sur les sectes, colporte
    une «vision extrêmement négative» de
    ces mouvements, généralisant à partir
    de «cas isolés montés en épingle».

    «On ne juge pas l’armée canadienne
    en se basant sur la tuerie de
    l’Assemblée nationale (le caporal
    Lortie) ou les militaires ivres qui
    provoquent des accidents mortels.
    C’est pourtant ce qu’on fait avec les
    sectes religieuses», poursuit M.
    Bouchard.

    Selon lui, il n’y a pas lieu de s’alarmer
    sur la soi-disant prolifération des
    sectes religieuses au Québec. «Moins
    de deux p. cent de la population du
    Québec en fait partie. C’est très
    marginal. Il ne faut pas parler d’une
    vague, encore moins d’un raz-demarée
    », précise-t-il.

    Face au discours du gourou de la Cité
    écologique de l’Ère du Verseau, ou de
    celui de Raël, qui jure dur comme fer
    que les extra-terrestres s’apprêtent à
    débarquer chez nous, M. Bouchard
    oppose la notion de tolérance. «Tant
    que ces affirmations ne mettent pas en
    danger notre société ou véhiculent des
    propos racistes, nous avons
    l’obligation de respecter ces choix
    même si ça apparaît aberrant. Chacun
    construit son système de valeurs selon
    ses croyances.»

    ——-

    Au fait, pourquoi présente-t-on Alain Bouchard comme un expert? Pourquoi on lui donne la parole dans les médias? Qu’est-ce qu’il a publié depuis 25-30 ans? Quel livre? Quel article sur la scientologie, les témoins de Jéhovah, etc.?

    Rien, ou si peu, que rien.

    1. Bonjour Monsieur.
      Je ne peux qu’abonder dans votre sens !
      Et merci pour cet article éclairant.

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