Sectes – L’allégorie du berger revue et corrigée – 4. ̷₄

Sommaire de cette série

4 – Mise en application du modèle de la bergerie


Le modèle de la bergerie se propose, sur une base objective :

  • de détecter les églises délinquantes ;

  • et, parmi elles, de distinguer entre les églises radicales et les églises malveillantes.

Pour en faire la démonstration, nous prendrons ici comme exemples deux nouveaux mouvements religieux particulièrement controversés : les Témoins de Jéhovah (4.1) et l’Église de scientologie (4.2).

4.1 – Les Témoins de Jéhovah

Deux comportements récurrents au sein des Témoins de Jéhovah sont de nature à qualifier l’organisation d’église délinquante :

  1. le refus de dénonciation des crimes pédophiles commis au sein de leur communauté ;

  2. le refus des transfusions sanguines aux adeptes en situation d’urgence médicale.

Mais si, au regard du premier, l’organisation peut sembler n’être qu’une église radicale (4.1.1), l’étude du second permet clairement de qualifier les Témoins de Jéhovah d’église malveillante (4.1.2).

4.1.1 – Le refus de dénonciation des crimes pédophiles

Lorsqu’un membre des Témoins de Jéhovah est accusé par ses pairs d’agression sexuelle sur un mineur, le dogme jéhoviste est clair : l’affaire relève du droit disciplinaire de l’organisation et doit être jugée par un tribunal interne, auquel il n’incombe pas de dénoncer ces faits aux autorités de l’État.

Nous sommes ici en présence de deux comportements distincts qu’il convient d’analyser séparément : l’acte pédophile d’une part, la non-dénonciation de ce crime d’autre part.

4.1.1.1 – Un acte pédophile

Cette infraction pénale a été commise par un jéhoviste dans son propre intérêt.

Il s’agit ici d’un cas de dérive individuelle, qui implique la responsabilité pénale de l’agresseur ; mais pas celle de l’église ni de ses dirigeants, qui ne sont en aucun cas complices de l’acte pédophile.

4.1.2.1 – La non-dénonciation des crimes pédophiles

Le fait pour une personne de ne pas dénoncer aux autorités séculières une agression sexuelle sur un mineur constitue une infraction pénale dans la plupart des États démocratiques.

En France, cette non-dénonciation constitue un délit, prévu et réprimé à l’article 434-3 du Code pénal (c’est moi qui souligne) :

434-3. Le fait, pour quiconque ayant connaissance de privations, de mauvais traitements ou d’agressions ou atteintes sexuelles infligés à un mineur ou à une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge, d’une maladie, d’une infirmité, d’une déficience physique ou psychique ou d’un état de grossesse, de ne pas en informer les autorités judiciaires ou administratives ou de continuer à ne pas informer ces autorités tant que ces infractions n’ont pas cessé est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. (…)

Au Canada, le Code criminel (fédéral) ne connait aucune disposition similaire. Ce vide juridique est comblé (du moins en partie) par les législations provinciales. Ainsi, au Québec, la non-dénonciation d’agression sexuelle sur mineur est une infraction pénale (non criminelle) prévue et réprimée aux articles 38 alinéa 2, d), 39 alinéa 2, 39.1 et 134, d) de la Loi sur la protection de la jeunesse (c’est moi qui souligne) :

38. Pour l’application de la présente loi, la sécurité ou le développement d’un enfant est considéré comme compromis lorsqu’il se retrouve dans une situation d’abandon, de négligence, de mauvais traitements psychologiques, d’abus sexuels ou d’abus physiques ou lorsqu’il présente des troubles de comportement sérieux.

On entend par: (…)

d) abus sexuels :

1° lorsque l’enfant subit des gestes à caractère sexuel, avec ou sans contact physique, de la part de ses parents ou d’une autre personne et que ses parents ne prennent pas les moyens nécessaires pour mettre fin à la situation ;

2° lorsque l’enfant encourt un risque sérieux de subir des gestes à caractère sexuel, avec ou sans contact physique, de la part de ses parents ou d’une autre personne et que ses parents ne prennent pas les moyens nécessaires pour mettre fin à la situation ; (…)

39. (…) Toute personne autre qu’une personne visée au premier alinéa qui a un motif raisonnable de croire que la sécurité ou le développement d’un enfant est considéré comme compromis au sens des paragraphes d et e du deuxième alinéa de l’article 38 est tenue de signaler sans délai la situation au directeur [de la Protection de la jeunesse].

39.1. Toute personne qui a l’obligation de signaler une situation d’abus physiques ou d’abus sexuels en vertu de l’article 39 doit le faire sans égard aux moyens qui peuvent être pris par les parents pour mettre fin à la situation.

Note : cet article met à terre la prétention des Témoins de Jéhovah en vertu de laquelle l’organisation n’a rien à se reprocher en l’espèce puisqu’elle notifierait systématiquement aux parents d’enfant victime qu’ils peuvent saisir des faits les autorités étatiques.

Chez les Témoins de Jéhovah, lorsque l’acte pédophile est porté à la connaissance des anciens (autrement dit, les chefs de la communauté locale), ceux-ci doivent former un tribunal disciplinaire, le Comité judiciaire, dont le rôle est uniquement de décider si le pédophile peut ou non demeurer au sein de ladite communauté – et à quelles conditions.

Pour ce qui est de la dénonciation aux autorités étatiques, les directives adressées aux anciens par la WatchTower Society varient légèrement selon les pays, en fonction des législations. Mais elles s’accordent toutes sur un point : le Comité judiciaire n’est jamais obligé de dénoncer l’acte pédophile aux autorités séculières.

D’aucuns ont pensé que l’organisation allait changer sa position dogmatique sur ce point, suite à de récentes révélations sur l’omerta jéhoviste au niveau international (notamment en Australie et au Canada). À ces occasions, on a pu constater que les Comités judiciaires éludent encore et toujours les obligations légales de dénonciation.

Et si l’organisation religieuse a publié récemment une Ligne de conduite biblique des Témoins de Jéhovah sur la protection des enfants, pour qui sait lire entre les lignes, ces nouvelles directives n’apportent aucun changement dans la position des Témoins de Jéhovah ; comme le montre l’interprétation a contrario des paragraphes 4 et 5.

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La décision de ne pas dénoncer l’acte pédophile à la justice étatique est donc prise :

  • au niveau des cadres de l’organisation, en l’occurrence le Comité judiciaire,

  • en application de directives internes non équivoques, émanant des hautes instances du mouvement, autrement dit le Collège central de la Watch Tower Society ; lesquelles directives prévoient de juger l’acte pédophile en vertu du droit disciplinaire de l’organisation, mais n’imposent pas d’en avertir les autorités étatiques.

Toutefois, cette légitimation de la loi du silence ne prend pas corps dans une activité organisée d’agressions sexuelles sur mineur à laquelle la haute direction apporterait son concours. En procédant à cette dissimulation, le Collège central n’a pas pour but de protéger les pédophiles, ni de les encourager et encore moins de les organiser. Il ne cherche qu’à protéger la réputation de l’organisation.

La justification doctrinale de cette dissimulation réside dans la supériorité alléguée de la Bible qui, selon le mouvement, indique aux anciens la façon de juger les auteurs d’actes pédophiles dénoncés à eux (cf. § 8 de la Ligne de conduite  biblique susmentionnée). La non-dénonciation est ici légitimée à postériori par le dogme.

En conséquence, dans les cas de non-dénonciation de crime pédophile, l’organisation des Témoins de Jéhovah doit être considérée comme une église radicale qui engage sa responsabilité pénale.

Mais on peut déterminer que cette église présente une dangerosité sociale encore supérieure, en ce qui a trait au refus des transfusions sanguines.

4.1.2 – Le refus des transfusions sanguines aux adeptes en situation d’urgence médicale

L’hypothèse est celle d’un adepte jéhoviste hospitalisé, dont le pronostic vital est engagé. Sa survie repose sur le recours en urgence à des transfusions sanguines. En cas de refus, l’adepte s’expose certainement à la mort.

Le refus de la transfusion par l’adepte n’est pas en soi condamnable – pas plus que la tentative de suicide. Ce qui est répréhensible, en revanche, ce sont les aides, provocations, menaces ou pressions exercées sur l’adepte par ses coreligionnaires, afin qu’il refuse encore et toujours les transfusions, au risque d’en mourir.

J’ai précédemment consacré une longue série d’articles à l’affaire Éloïse Dupuis, dont le décès est particulièrement représentatif de ces activités funestes des Témoins de Jéhovah. À cette occasion, j’ai établi que l’article 222 (5), d) du Code criminel canadien permettrait de qualifier d’homicide coupable le comportement de certains jéhovistes dans l’entourage de la défunte.

Inciter de la sorte au refus des transfusions constitue donc bien un acte criminel. Il est commis par des personnes en position d’autorité, agissant conformément aux commandements du dogme et des hauts dirigeants de l’organisation, lesquels considèrent en substance que la mort d’un adepte, c’est bien regrettable, mais que voulez-vous ? C’est la volonté de Dieu.

On est donc ici pour le moins en présence d’une église radicale. Mais peut-on parler d’église malveillante ? Autrement dit, la mort de l’adepte est-elle la conséquence d’un but répréhensible recherché à priori par les Témoins de Jéhovah ?

Ce que vise l’organisation, c’est le refus absolu des transfusions sanguines, même sachant que cela engendrera la mort. C’est la raison pour laquelle, durant son séjour à l’hôpital, Éloïse Dupuis a été constamment entourée d’un « cordon de sécurité jéhoviste » visant à faire pression sur le personnel médical et à tenir à l’écart toute personne qui aurait été en mesure de faire revenir la jeune femme sur sa décision. Le dogme énonce en la matière des directives à appliquer systématiquement avant la commission de l’acte homicide, en prévision de sa perpétration ; il prévoit notamment la création d’une structure ad hoc, les Comités de liaison hospitaliers. La légitimation par le dogme se fait donc à priori, dans un but précis.

Il s’agit en effet pour l’église de s’assurer que l’adepte refusera encore et toujours les transfusions sanguines, dût-il en mourir. Or, dans l’affaire Éloïse Dupuis, la mort n’était pas une éventualité ; elle était certaine et évidente pour tous les acteurs de ce drame. L’organisation des Témoins de Jéhovah avait pour but de préserver la prééminence du dogme en s’assurant qu’Éloïse Dupuis mourût sans avoir accepté les transfusions sanguines.

Le cas de cette jeune femme n’est malheureusement que l’une des innombrables affaires de décès de patients jéhovistes pour refus des transfusions sanguines. Au regard de cette activité récurrente, l’organisation des Témoins de Jéhovah peut être considérée comme une église malveillante.

4.2 – L’Église de scientologie et le test de personnalité

Pour vendre des services de scientologie aux nouveaux venus dans leurs locaux, les églises de scientologie utilisent notamment un test de personnalité en 200 questions, accompagné d’une batterie de manœuvres frauduleuses. J’y ai consacré quelques développementspp. 303-343 dans ma thèse de doctorat, concluant que cette activité est constitutive du délit d’escroquerie, voire d’escroquerie aggravée en bande organisée.

C’est précisément pour escroquerie aggravée en bande organisée dans le cadre du test de personnalité que l’Église de scientologie d’Ile-de France–Celebrity Centre a été condamnée définitivement en 2013 en tant que personne morale.

Comment peut-on qualifier l’Église de scientologie au regard de cette pratique ?

1. Nous sommes en présence d’une infraction pénale :

2. La vente des services de scientologie à la suite des manœuvres frauduleuses est commise dans l’intérêt de l’église (c’est elle qui empoche l’argent), mais aussi dans l’intérêt du vendeur (qui touche une commission proportionnelle au montant des produits vendus).

3. L’activité des personnes vendant ses services d’introduction en scientologie après le test est légitimée à priori par les directives internes de l’organisation, dans le but de tromper le chaland et de l’amener à acheter lesdits services. Le dogme planifie minutieusement les comportements répréhensibles à venir. Il impose notamment la création, dans chaque organisation de scientologie, d’un service dédié à la vente et à la présentation trompeuse des services offerts. Ce service figure sur l’organigramme-type d’une org de scientologie, au sein de la Division du public (ou Division 6). Et plus précisément au Department 16D (Division 6AL. Ron Hubbard, The Organization Executive Course, 1991, vol.6, p.18-19):

Par conséquent, dans notre modèle, l’Église de scientologie peut être qualifiée d’église malveillante.

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Lorsqu’elle est utilisée pour illustrer la relation gourou-adeptes dans une secte, l’allégorie bucolique du berger et de ses moutons tend à banaliser les comportements illicites qui s’y produisent. Elle ne présente d’intérêt que pour les victimologues. Les criminalistes, pour leur part, s’intéressent bien davantage au gourou délinquant et ne peuvent se satisfaire de cet archétype simpliste.

La secte est un monde complexe. Sa modélisation doit en faire état – même si, par nature réductrice, elle ne peut en rendre compte qu’imparfaitement.

Malgré ses limites, le modèle de la bergerie permet tout de même, en se basant sur des critères objectifs, de détecter les églises délinquantes et, parmi elles, de distinguer les églises radicales des églises malveillantes.

À propos de Arnaud Palisson

Arnaud Palisson, Ph.D. fut pendant plus de 10 ans officier de police et analyste du renseignement au Ministère de l'intérieur, à Paris (France). Installé à Montréal (Canada) depuis 2005, il y a travaillé dans le renseignement policier puis en sureté de l'aviation civile. Il se spécialise aujourd'hui dans la sécurité de l'information et la protection des renseignements personnels.