Lutte contre les sectes – Pour un changement de modèle stratégique – 5/5

Sommaire général


5. Pourquoi prioriser la lutte contre les organisations sectaires nuisibles

Lorsque nous avons développé le spectre des dérives sectaires, nous avons constaté que deux d’entre elles – les citoyens souverains et les groupes jihadistes – font l’objet d’un suivi par des services spécifiques de l’État. Ces deux catégories seront donc retirées de l’équation dans les prochains développements.

Les autres catégories sont susceptibles d’être suivies par les acteurs traditionnels de la lutte contre les « dérives sectaires » :‌ Miviludes, Caimades, autres services de police judiciaire, brigades de gendarmerie, Service central du renseignement territorial, Service central de renseignement criminel de la Gendarmerie nationale

Dans cette dernière partie, nous allons voir pourquoi, selon moi, ces acteurs traditionnels devraient – du moins dans un premier temps – focaliser leur action quasi-exclusivement sur les « organisations sectaires nuisibles.»

L’argumentation tient en 3 points :

De toutes les « dérives sectaires» traditionnelles, les organisations sectaires nuisibles sont celles qui :

  • commettent le plus grand nombre d’infractions pénales (5.1.),
  • commettent les infractions pénales les plus graves (5.2.),
  • constituent une souche de criminalité organisée (5.3.).

Elles présentent donc un niveau de dangerosité sociale considérablement plus élevé.

5.1. Des infractions pénales plus nombreuses

5.1.1. Considérer le nombre d’infractions pénales – et pas le nombre de victimes

L’une des erreurs majeures des pouvoirs publics français dans leur stratégie de lutte contre les « dérives sectaires » réside selon moi dans leur focalisation sur les victimes.

Cela s’explique historiquement par la place centrale qu’ont occupée, dès le début des années 70, les associations d’aide aux victimes (telles que les ADFI et le CCMM) dans la sensibilisation au risque sectaire.

Pour les autorités et les médias, ce réseau associatif a longtemps été l’interlocuteur privilégié, en raison de son expertise sur les sectes, acquise au contact des victimes ou de leur famille.

Et si les sectes sont devenues un inquiétant phénomène de société dès le tournant des années 1980, c’est largement en raison de la multiplication des témoignages de victimes relayés dans les médias, via ces associations.

Lesquelles associations ont par ailleurs assisté nombre de victimes ou leur entourage à agir en justice pour obtenir réparation des préjudices subis. Elles ont même obtenu en 2000 le droit de se constituer partie civile dans un procès pénal.

MAIS – et c’est là un point essentiel – si une victime peut déposer plainte et ainsi conduire au déclenchement d’une poursuite pénale, son action en justice demeure de nature civile : elle ne vise qu’à obtenir réparation de son préjudice et non à faire condamner l’auteur de l’infraction qui a causé ce préjudice.

Bien sûr, c’est dans l’intérêt de la victime de collaborer avec le Parquet pour obtenir une condamnation : si le prévenu est condamné au pénal, il y a davantage de chances que la victime obtienne réparation au civil. Mais l’action civile est clairement axée sur cette réparation du dommage causé.

Certes, les victimes jouent un rôle central dans l’opprobre que la société a jetée sur ces groupes controversés. Mais, dans la lutte contre les « sectes », il faut faire une nette distinction entre la motivation des pouvoirs publics d’une part, et leur but d’autre part.

Ainsi, les autorités sont motivées dans leur action par l’existence de victimes de sectes. Mais elles se mobilisent pour lutter contre les sectes – et pas pour assister les victimes.

Pour reprendre l’allégorie de la drogue, face aux ravages du fentanyl chez les toxicomanes, la réponse des autorités pour lutter contre cette calamité ne consiste pas à assister les personnes en surdose, mais à s’attaquer aux réseaux de fabrication et de distribution de la substance mortifère.

Dès lors, la stratégie de lutte contre les dérives sectaires ne peut pas se fonder sur l’aide aux victimes – sous peine de manquer sa cible.

La cible, ce sont les « sectes.» Il s’agit de les poursuivre et de les réprimer pour leurs exactions contre les victimes. Mais il s’agit aussi et surtout de réprimer leurs activités contraires à l’ordre social et d’éviter qu’elles ne se poursuivent à l’avenir.

Et ça change tout. Car, dès lors, le centre de gravité de la lutte contre les sectes n’est pas la justice civile, mais bien la justice pénale.

Et la dangerosité d’une secte ne se mesure alors plus à l’aune des victimes qu’elle cause mais à celle des infractions qu’elle commet.

Or, en matière d’« organisations sectaires nuisibles », un nombre très important d’infractions pénales sont commises, sans qu’il soit nécessaire de relever l’existence d’un préjudice (5.1.2. et 5.1.3.). Par ailleurs, la quasi-totalité des infractions commises sont ignorées car elles ne font l’objet d’aucune plainte ni d’aucun témoignage des victimes (5.1.4.).

5.1.2. Les infractions formelles

Une infraction formelle est une infraction caractérisée par l’accomplissement d’un acte prohibé, même en l’absence de victime ou de dommage.

C’est le cas, par exemple, de la fabrication de fausse monnaie, constituée sans même que les coupures soient mises en circulation.

En matière de sectes, on peut citer les infractions formelles suivantes :

  • l’empoisonnement (il y a crime d’empoisonnement dès lors que l’on verse le poison dans le verre de la personne visée, même si, au final, celle-ci ne le boit pas) ;
  • le risque causé à autrui (il suffit d’exposer sciemment la personne à un risque, sans que ce risque n’ait à se réaliser) ;
  • l’exercice illégal de la pharmacie ;
  • l’exercice illégal de la médecine (il suffit de poser l’acte diagnostique et/ou de traitement sans avoir le titre de médecin pour être coupable de ce délit ; sans que la personne soignée ait eu à en souffrir).

Ainsi, j’ai démontrépp. 45 à 197 dans ma thèse de doctorat que l’administration de la Procédure de purification (que doit suivre tout scientologue au début de son cheminement dans l’organisation) constitue un exercice illégal de la médecine et qu’un tel délit est commis à plusieurs reprises pour chaque scientologue qui suit ce programme. Et ce, sans même que ne soit causé à l’adepte le moindre préjudice.

  • la non-dénonciation de certaines délits crimes commis sur personne vulnérable : cette non-dénonciation n’a joué aucun rôle dans la commission de l’infraction non dénoncée. Mais elle constitue un acte contre l’ordre social car elle empêche la société d’agir adéquatement à l’encontre du criminel, de le punir pour l’acte commis et d’éviter qu’il n’en commette d’autres à l’avenir.

Question subsidiaire :‌ Considérant que la non-dénonciation de crime sur mineur de 15 ans et moins est punissable de 5 ans d’emprisonnement, combien de délits de non-dénonciation d’atteintes sexuelles sur mineur de 15 ans les organisations de Témoins de Jéhovah ont-elles déjà commis sur le territoire français ?

5.1.3. Les tentatives d’infraction matérielle

À l’opposé des infractions formelles, on trouve les infractions matérielles qui, pour être consommées, nécessitent un résultat préjudiciable.

En ce qui concerne ces infractions en droit pénal français, tous les crimes et une grande partie des délits peuvent faire l’objet d’une tentative punissable : si l’infraction manque son but pour une raison indépendante de la volonté de son auteur, alors l’infraction est tout de même constituée ; et son auteur peut être puni comme si l’infraction avait été complètement consommée.

Par définition, toute tentative punissable est une infraction sans victime.

Dans ma thèse de doctorat, j’ai ainsi démontrépp. 303 à 343 que :

  • l’administration du test de personnalité OCA dans les locaux d’une org de scientologie relève de l’escroquerie;
  • pour chaque personne entrant dans ces locaux et à qui on fait passer ce test, et qui quitte les lieux sans poursuivre son expérience en scientologie, il faut compter une tentative punissable d’escroquerie.

Question subsidiaire : Combien de tentatives punissables d’escroquerie les organisations de scientologie ont-elles déjà commises sur le territoire français ?

5.1.4. Le chiffre noir des infractions commises dans les « sectes »

On a l’impression que les dérives sectaires telles que les médecines alternatives et l’antivaccinisme pseudo-scientifique sont aujourd’hui pregnantes et dépassent largement en nombre les actes nuisibles des groupes sectaires.

Cette impression se base essentiellement sur la quantité de signalements et de témoignages rendus publics.

Mais cette perception s’avère trompeuse.‌ Certes, les infractions dans les organisations sectaires nuisibles sont largement moins dénoncées en valeur absolue que dans les autres dérives sectaires traditionnelles. Or, si l’on entend moins parler d’exactions en contexte d’organisation sectaire nuisible, c’est tout simplement en raison du caractère fermé et coercitif des groupes dans lesquels elles se produisent.

En effet :

  1. Il est quasiment impossible d’obtenir un témoignage en ce sens de la part d’un adepte victime tant qu’il est encore membre de la secte.
  2. Et si les proches de l’adepte peuvent toujours déposer une plainte, ils disposent toutefois de peu de moyens pour l’étoffer ; ce qui les place à la merci d’un classement sans suite. La loi ne leur permettant pas encore de se constituer partie civile, nombre de dossiers ne font l’objet d’aucune procédure.
  3. Lorsque l’adepte est sorti de la secte, dans la grande majorité des cas, il se refuse à évoquer avec autrui les troubles qu’il y a vécus :
    • en raison de la honte qu’il ressent, de son sentiment de culpabilité,
    • parce qu’il ne veut pas que, en dénonçant la secte, celle-ci empêche tout contact avec les membres de sa famille ou ses amis restés dans le groupe,
    • ou bien parce qu’il ne veut plus ressasser ces pénibles moments et désire tourner la page.

Il est donc malvenu de considérer que les organisations sectaires nuisibles sont moins dangereuses aujourd’hui parce qu’on compte plus de signalements d’exactions dans d’autres « dérives sectaires.»

5.2. Des infractions plus graves

Au-delà du nombre d’infractions commises sur ses membres, les organisations sectaires nuisibles représentent un danger bien plus grand que les autres dérives sectaires traditionnelles, en raison de la gravité des infractions commises en leur sein ou à l’encontre de leurs opposants.

En effet, dans quelle autre catégorie de « dérive sectaire » traditionnelle se commettent les infractions suivantes ?

  • assassinats
  • meurtres aggravés
    • car commis :
      • avec préméditation
      • sur des personnes vulnérables (mineur, femme enceinte personne âgée, handicapé)
      • ou par personne ayant autorité
      • ou en réunion
  • empoisonnements
  • homicides involontaires aggravés (par manquement délibéré à une obligation de prudence)
  • torture et actes de barbarie
  • viols aggravés
    • car commis :
      • sur personne vulnérable
      • par personne ayant autorité
  • extorsions aggravées
  • escroqueries aggravées
  • arrestations et séquestrations arbitraires, etc.

Même dans les groupes thérapie de conversion sexuelle, on ne relève guère à l’occasion que quelques cas de séquestration (à ne pas confondre avec la notion de rétention, qui n’implique pas de confinement dans un endroit restreint).

Pourquoi de telles exactions ne se produisent-elles jamais chez un iridologue énergéticien holistique dans la Creuse ? Ni chez un « gourou 2.0 » criant sur tous les toits que la vaccination contre la Covid-19 permet de capter la 5G ?

Parce que l’organisation sectaire nuisible exerce sur ses adeptes un contrôle considérablement plus fort.

5.3. Une souche de criminalité organisée

La grande force de l’organisation sectaire nuisible, c’est d’être d’abord… une organisation,

  • avec son dogme qui doit être suivi à la lettre et qui fait l’objet d’un contrôle disciplinaire radical,
  • avec ses méthodes de conditionnement et de coercition,
  • avec la pression du groupe.

Lorsque s’y ajoute l’intention malveillante du chef aux fins d’exploiter le pouvoir qu’il détient sur ses adeptes, les infractions criminelles commises prennent une tout autre dimension.

En effet, nombre d’infractions perpétrées en contexte de groupe structuré justifient une aggravation objective de la répression pénale à leur encontre.

Mais la circonstance aggravante la plus intéressante en matière d’organisation sectaire nuisible est la bande organisée, prévue à l’article 132-71 du Code pénal :

« Constitue une bande organisée au sens de la loi tout groupement formé ou toute entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’une ou de plusieurs infractions.»

À ce propos, j’ai démontrépp. 282 s. et 337 s. dans ma thèse de doctorat que, en droit français, les escroqueries perpétrées au sein des églises de scientologie sont pour la plupart commises en bande organisée ; ces infractions sont donc punissables de 10 ans d’emprisonnement. C’est précisément sur ce fondement que la principale organisation de scientologie française et ses responsables ont été condamnés définitivement en 2013.

On peut donc parler en l’espèce de criminalité organisée, selon l’acception qu’en donnent les instances internationales.

Ainsi, la Convention de Palerme de l’Organisation des Nations Unies (2000), dispose en son article 2 :

« (…) a) L’expression “groupe criminel organisé” désigne un groupe structuré de trois personnes ou plus existant depuis un certain temps et agissant de concert dans le but de commettre une ou plusieurs infractions graves ou infractions établies conformément à la présente Convention, pour en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel;

b) L’expression “infraction grave” désigne un acte constituant une infraction passible d’une peine privative de liberté dont le maximum ne doit pas être inférieur à quatre ans ou d’une peine plus lourde; (…) »

Dans de précédents articles de ce blogue, j’ai développé le modèle de la bergerie, permettant de déterminer dans quelles circonstances il convenait de rechercher la responsabilité pénale de la personne morale que constitue l’organisation sectaire.

À cette occasion, j’ai mis en avant l’importance de distinguer, dans l’organisation :

  • les adeptes, (les brebis) simples consommateurs de biens et services spirituels de la secte,
  • les organes ou représentants de l’organisation :
    • les organes étant le ou les chefs (le berger)
    • et les représentants étant les cadres intermédiaires (les chiens de berger).

J’ai expliqué également que chacun des membres de la bergerie peut endosser une personnalité différente, selon les groupes considérés et la nature de leurs activités.

Dès lors, il apparait qu’une organisation sectaire nuisible se caractérise par la présence, à son sommet, d’un groupe criminel organisé.


Cette caractéristique de criminalité organisée est l’apanage des « dérives sectaires » du haut du spectre. Or, on l’a vu précédemment, les groupes jihadistes font l’objet d’une réponse spéciale de la part des autorités. Et les groupes de citoyens souverains commencent à être suivis par des organismes similaires dans le domaine judiciaire et du renseignement.

Le recours à de telles entités spéciales ne me semble pas nécessaire pour agir contre les « organisations sectaires nuisibles.» Il existe déjà des services de police, de renseignement et de justice travaillant (plus ou moins régulièrement) sur les « dérives sectaires.»

En raison de la dangerosité particulière des « organisations sectaires nuisibles », il me paraît en revanche essentiel que ces organismes priorisent leur action et, de ce fait, collaborent étroitement dans la lutte contre cette forme de « dérive sectaire.»

Une fois seulement qu’ils auront fait preuve d’efficience dans ce domaine, en obtenant des condamnations significatives et en assurant une certaine certitude de la peine à l’encontre de ces groupes ; alors seulement, ces services pourront mettre à profit l’expérience acquise pour s’attaquer, l’une après l’autre, aux catégories qui suivent dans le spectre des « dérives sectaires.»

À propos de Arnaud Palisson

Arnaud Palisson, Ph.D. fut pendant plus de 10 ans officier de police et analyste du renseignement au Ministère de l'intérieur, à Paris (France). Installé à Montréal (Canada) depuis 2005, il y a travaillé dans le renseignement policier puis en sureté de l'aviation civile. Il se spécialise aujourd'hui dans la sécurité de l'information et la protection des renseignements personnels.