Lutte contre les sectes – Pour un changement de modèle stratégique – 4/5

Sommaire général


4. (Re)définir la « secte » comme organisation sectaire nuisible

4.1. Pourquoi définir la « secte »

Au Canada, la lutte contre le crime organisé est d’abord l’œuvre d’équipes de policiers et d’analystes en renseignement criminel ayant une spécialisation sur une “souche de criminalité” (une catégorie de groupes délinquants) : crime organisé d’origine italienne, motards violents, groupes autochtones, groupes est-européens, gangs de rue, etc. Ces souches de criminalité sont clairement établies et définies.

Ainsi, pour la souche Gangs de rue, dans un article universitaire, plusieurs spécialistes rappelaient qu’une bonne définition commune du terme gang de rue :

« 1) favorise des estimations exactes des activités liées aux gangs à l’échelle nationale, provinciale et municipale ;

2) renforce notre capacité d’établir des comparaisons régionales ;

3) permet de documenter les facteurs de risque associés aux activités liées aux gangs dans des administrations précises ;

4) est utile pour documenter le montant du financement public requis pour s’attaquer aux problèmes liés aux gangs dans des administrations précises ;

5) habilite les responsables de l’application de la loi des différentes administrations à communiquer dans la même « langue » et à acquérir une compréhension commune des gangs, des membres de gang et des actes criminels liés à un gang ; et

6) rehausse la qualité des enquêtes sur les gangs auxquelles participent les services de police de différentes régions.

À cela on pourrait ajouter qu’une bonne définition opérationnelle pourrait permettre d’estimer l’effet sur ces groupes des efforts de prévention et de répression.»

Ces considérations s’appliqueraient tout autant à la lutte contre les « sectes » : combattre des organisations criminelles dont l’objet est de tromper et d’assujettir des personnes sur le fondement d’activités de nature religieuse nécessite de la part des autorités un engagement adapté. Au préalable, il faut que les forces l’ordre sachent convenablement nommer et définir l’adversaire.

4.2. Comment définir la « secte »

C’est un truisme : le mot « secte » est connoté négativement et prête à confusion. On peut être sectaire sans pour autant mériter le cachot.

Le terme de « secte » utilisé dans son acception péjorative devrait laisser la place à un vocable à la fois plus objectif, plus précis et plus évocateur de ce qui fonde la controverse en la matière : un groupe de nature religieuse au sein duquel on rapporte des comportements déviants – voire délinquants.

4.2.1. Les postulats de la définition

En tant que juriste criminaliste, lorsque j’ai débuté mon travail de recherche dans ce domaine en 3ème cycle universitaire, il m’a semblé évident que la « secte » ne devait pas être définie légalement, sous peine de créer une dangereuse distinction entre les groupes en fonction de leur but déclaré. La « secte » est un groupe comme un autre, bénéficiant des mêmes droits et soumis aux mêmes limitations.

Il m’est toutefois apparu primordial que cette définition soit établie en des termes juridiques, car les pouvoirs publics doivent pouvoir articuler leurs activités de lutte contre les « sectes » sur le terrain du droit.

Et afin que ces termes juridiques soient moindrement sujets à interprétation, il m’a paru nécessaire que la définition de la « secte » soit rédigée en recourant à des termes de droit pénal, lesquels sont :

  • plus objectifs, car issus d’une norme juridique écrite, accessible à tous. Même dans des pays de common law, le droit criminel est un droit amplement positiviste ;
  • plus précis : conformément aux principes de l’interprétation stricte de la loi pénale, les termes utilisés pour définir la « secte » doivent pouvoir être définis strictement ;
  • plus évocateurs : les termes du droit pénal sont signifiants. Désigner un individu comme auteur d’une escroquerie frappe davantage les esprits que de le qualifier de maquignon.

4.2.2. La « secte nocive »

Ainsi, en 2002, dans ma thèse de doctorat en droit criminel consacrée à l’Église de scientologie, j’ai proposé le concept et la définition de la secte nocivep. 18 :

secte nocive : personne morale à but philosophique, spirituel ou religieux dont les organes ou les représentants commettent, pour son compte, des infractions pénales en tant qu’auteur ou complice

Vingt ans après, il me semble nécessaire de faire évoluer cette appellation et cette définition.

4.2.3. L’organisation sectaire nuisible

Au lieu de secte nocive, j’opte aujourd’hui pour une expression issue de l’article 2 de la loi belge du 2 juin 1998 :

« (…) on entend par organisation sectaire nuisible, tout groupement à vocation philosophique ou religieuse, ou se prétendant tel, qui, dans son organisation ou sa pratique, se livre à des activités illégales, dommageables, nuit aux individus ou à la société ou porte atteinte à la dignité humaine.»

La définition en tant que telle ne me parait pas satisfaisante car elle fait appel à des notions floues de droit civil et des libertés publiques. « Porter atteinte à la dignité humaine », ça en jette ! Mais c’est quand même très vague…

En revanche, je trouve aujourd’hui pertinente cette façon de nommer la « secte.»

4.2.3.1. Groupe « sectaire » et but religieux

En intégrant le terme « sectaire » dans la dénomination, on maintient explicitement le lien avec la notion de « secte », entendue comme groupe religieux ou spirituel.

En effet, dans un essentiel commentaire d’arrêt de 1969, feu le Doyen Jean Carbonnier écrivaitp. 35 du document:

« Ce qui subsiste de sectes n’est pas d’une autre substance que ce que l’on appelle religion : il s’agit toujours de relier collectivement les hommes aux dieux par des croyances et par des cultes.»

Il faut ici entendre le terme « dieux » et « religion » au sens large. Ainsi, plus loin, le Doyen Carbonnier ajoute :

« En droit, la solution est claire : la religion ou, subjectivement, les convictions religieuses ne peuvent dispenser l’individu de l’observation de la loi.»

Cet aspect subjectif est important car ce sont ces convictions de l’individu, autrement dit son rapport à la spiritualité, qui peuvent conditionner son adhésion à une « secte ». Par ailleurs, ces convictions qui mènent à la « secte » peuvent prendre initialement une forme plus laïque, axée sur des conceptions philosophiquesLa philosophie est à entendre ici au sens courant : réflexion critique sur les problèmes de l’action et de la connaissance humaine; effort vers une synthèse totale de l’homme et du monde.. Tout dépend en fait de la façon dont la « secte » définit son but et dont un adepte potentiel est susceptible de l’interpréter.

Le but religieux déclaré par la « secte » est donc à considérer lato sensu : un but qui peut être également spirituel ou philosophique.

Pourquoi la « secte » doit-elle encore être approchée sous cet angle ? J’y vois personnellement plusieurs raisons :

  1. Le fait religieux demeure une des motivations humaines parmi les plus puissantes. Notamment quand il s’agit de commettre des actes répréhensibles.
  2. La communauté religieuse affiche une forte cohésion.
  3. La liberté religieuse apparaît encore aujourd’hui comme l’une des principales libertés individuelles. Souvent, elle est même considérée comme devant primer sur le droit à la vie. Or, cette inquiétante inversion des valeurs n’est pas l’apanage des bigots et des intégristes. Elle imprègne également des sociétés qui se disent laïques, par exemple au Québec. Qu’un tel sophisme puisse être aussi facilement accepté par la population, et voilà que les « sectes » peuvent légitimement (en apparence) poursuivre leurs funestes activités sans encourir une opprobre pourtant bien méritée.
  4. Les techniques de manipulation et de coercition des adeptes de « secte » sont spécifiques et bien connues.
  5. Bien plus que pour n’importe quelle autre catégorie de dérive sectaire, le dogme religieux des « sectes » est impératif ; il est donc le plus souvent écrit. Il peut ainsi plus aisément être produit en justice comme élément de preuve des infractions commises pour s’y conformer.
  6. Les « sectes » ne sont pas de simples mouvances idéologiques, mais de véritables organisations religieuses, qui tirent de cette structuration un pouvoir accru sur leurs adeptes et, de fait, une forte capacité de nuisance sociale.
4.2.3.2. Une criminalité organisée

Dans ma précédente définition, la « secte nocive » était d’abord une personne morale. À l’époque, il s’agissait pour moi d’insister sur la nécessité de rechercher la responsabilité pénale de la personne morale (p.8). Ce n’est que secondairement que je cherchais à relever la circonstance aggravante de bande organisée.

Ainsi, dans ma thèse de doctorat, j’ai démontré en quoi les orgs de scientologie sont pénalement responsables – en tant que personnes morales – d’escroqueries aggravées, commises en bande organisée. La justice m’a donné raison sur ce point puisqu’en 2009, elle a condamné la principale org de scientologie en France précisément sur ce fondement, en relevant par ailleurs la responsabilité pénale de la personne morale.

Cette stratégie était particulièrement adaptée aux organisations de scientologie. Toutefois, depuis quelques années, j’estime que la caractéristique primordiale de la « secte » relève de la délinquance organisée.

Note 1 – La définition que je propose ci-après prend en considération les notions suivantes :

Note 2 – Au sujet du lien étroit entre responsabilité pénale de la personne morale et criminalité organisée en matière de « sectes », je vous renvoie au modèle de la bergerie que j’ai développé et décrit dans de précédents articles de ce blogue.

4.2.3.3. Un seuil de nuisance sociale

Il ne fait guère de doute que la « secte » est nuisible :

  • aux individus qui en sont victimes,
  • et à la société.

Toutefois, je propose ici une définition de criminaliste. Elle est donc axée sur la nuisance de la « secte » envers la société.

Bien sûr, la « secte » fait des victimes, lesquelles méritent d’obtenir réparation du dommage subi. Mais c’est d’abord sa particulière nuisance sociale qui doit être mise en avant. C’est cet aspect qui doit mobiliser les pouvoirs publics dans la lutte contre les « dérives sectaires.» L’action civile ne vaut que pour la réparation d’un dommage causé antérieurement, subi par un individu. Tandis que l’action pénale vise à punir le délinquant pour l’acte commis mais aussi à préserver préventivement la société contre d’autres infractions dans le futur.

C’est pour cette raison que la définition proposée ci-après ne vise que des considérations objectives de nuisance sociale axées sur la commission d’infractions pénales.

Par ailleurs, pour parler de nuisance sociale, il faut que les exactions considérées présentent une gravité particulière. Ce seuil me semble atteint dès lors que la loi prévoit, pour l’auteur ou le complice de ces exactions, la possibilité d’une privation de liberté dont le quantum de la peine encourue est de six mois ou plus.

4.3. Une définition de l’organisation sectaire nuisible

Je propose donc la définition suivante‌ :

Organisation sectaire nuisible : groupe déclarant un but philosophique, spirituel ou religieux, dont les organes ou les représentants agissent de façon concertée, en vue de commettre ou de faciliter des infractions punissables d'une privation de liberté dont le quantum de la peine encourue est de six mois ou plus.

Des termes de cette définition sourd une particulière dangerosité. Nous verrons dans la dernière partie de cet essai que cette dangerosité est réelle et qu’elle justifie que les acteurs de la lutte contre les « dérives sectaires » placent les organisations sectaires nuisibles au cœur de leurs préoccupations.


5. Prioriser la lutte contre les organisations sectaires nuisibles >>>

À propos de Arnaud Palisson

Arnaud Palisson, Ph.D. fut pendant plus de 10 ans officier de police et analyste du renseignement au Ministère de l'intérieur, à Paris (France). Installé à Montréal (Canada) depuis 2005, il y a travaillé dans le renseignement policier puis en sureté de l'aviation civile. Il se spécialise aujourd'hui dans la sécurité de l'information et la protection des renseignements personnels.