Tous les professionnels de la sûreté de l’aviation civile vous le répèteront : le risque zéro n’existe pas. Tous vous le martèleront : il faut adopter une approche de gestion du risque. Problème : tout le monde le dit mais (presque) personne ne le fait.
Cette semaine, à l’aéroport international de Brisbane (Australie), s’est produit un bris de sûreté qui a conduit à faire sortir de la jetée 2 000 (deux mille !) passagers et à tous les faire passer une nouvelle fois au contrôle préembarquement. La raison de ce branle-bas de combat : une paire de ciseaux, aperçue trop tard au scanneur dans le bagage à main d’un passager.
Y avait-il vraiment besoin de perturber ainsi les opérations aéroportuaires et de nuire à ce point :
- aux 2 000 passagers déjà dans la jetée,
- aux centaines de passagers qui devaient y accéder au cours des prochaines heures,
- et aux centaines de passagers bloqués dans les avions qui venaient d’atterrir ?
Pour moi, la réponse tient en trois mots : non, non, non.
On pourra rétorquer que je suis incohérent. En effet, dans une série d’articles publiés ici-même il y a quelques mois, j’expliquais qu’il ne fallait pas autoriser de nouveau les couteaux et autres ciseaux à bord des avions. Certes. Toutefois, j’expliquais que cette interdiction constituait une mesure nécessaire mais non suffisante pour contrecarrer des menaces réelles. Or, dans le cas de l’incident de Brisbane, il n’en était rien.
Les terroristes du 11-Septembre n’ont pas cherché à s’emparer des cutters d’autres passagers : ils ont apporté les leurs. Sinon, tout leur plan tombait à l’eau.
En évaluation du risque de sureté, on s’appuie sur trois critères inséparables qui sont :
- l’impact (les conséquences dommageables de l’acte perturbateur),
- la vulnérabilité (la faiblesse dans le système de sureté qui permet la commission de cet acte),
- la menace (l’individu / le groupe qui a la volonté et les capacités de perpétrer cet acte).
Si au moins l’un des trois fait défaut, alors il n’y a pas de risque.
Dans le cas de l’incident de Brisbane, l’impact potentiel d’une paire de ciseaux est le suivant : durant le vol, plusieurs personnes pourraient être blessées voire tuées par le détenteur des ciseaux. Pour sa part, la vulnérabilité tient au fait que le système de sureté a laissé passer ces ciseaux, lesquels pourraient dès lors se retrouver à bord de l’avion.
Mais qu’en est-il de la menace ? Qui peut bien être le détenteur de la paire de ciseaux ? La situation peut être réduite à trois hypothèses.
1 – Le passager ordinaire
Dépourvu de la moindre intention funeste, il a bêtement oublié qu’une paire de ciseaux n’a pas droit de cité en cabine. Par définition, ce passager n’utilisera pas ses ciseaux à des fins criminelles. Seul risque : qu’il sorte ses ciseaux durant le vol et qu’un autre passager – un malfaisant – profite de l’occasion pour mettre son funeste plan à exécution.
Seul problème : ledit malfaisant va-t-il vraiment compter sur le fait qu’un autre passager va, pendant le vol, sortir un objet tranchant dont il pourra s’emparer au moment opportun ?
Un responsable de sureté pourrait vous dire : Hey, on en sait jamais… C’est possible…
Un terroriste vous répondra : Allons bon, je ne vais pas me mettre en mode action pour rien et perdre mon temps et mon argent sans avoir un minimum de certitude d’avoir une arme efficace une fois rendu à 35 000 pieds.
Souvenons-nous que les terroristes du 11-Septembre n’ont pas cherché à s’emparer des cutters d’autres passagers : ils ont apporté les leurs. Sinon, tout leur plan tombait à l’eau.
2 – La personne psychologiquement perturbée
Un standard international officieux que l’on pourrait dénommer CYA-RAP (Cover Your Ass – Rescreen All Passengers).
- embarque une paire de ciseaux par inadvertance,
- soit prise d’une crise de folie violente en plein vol,
- ait la présence d’esprit de sortir ses ciseaux de son bagage de cabine pour blesser/occire le passager du siège 17B ou l’hôtesse de l’air qui lui apporte un Coke diète ?
Livrons-nous sur cette hypothèse à une estimation de Fermi.
[Elle est très approximative, je vous l’accorde, mais il ne s’agit ici que d’obtenir un ordre de grandeur.]
Probabilité = 1/100 x 1/100 000 x 1/ 100 = 1 chance sur 1 milliard !
Avec un tel niveau de risque, cela vaut-il vraiment la peine de :
- vider complètement la jetée,
- repasser tous les passagers au contrôle préembarquement,
- et retarder des milliers de passagers et les opérations aéroportuaires de plusieurs heures ?
Apparemment, à l’aéroport de Brisbane, la réponse est absurde oui.
3 – La personne malintentionnée
Bien sûr, c’est vers ce troisième cas que convergent tous les regards : le bad guy qui embarque les ciseaux pour commettre sciemment un acte répréhensible dans l’avion.
Mais deux arguments viennent anéantir cette hypothèse :
A) Le risque de détection d’un objet dangereux dans un bagage de cabine demeure élevé
Tout d’abord, si son plan maléfique repose sur l’utilisation de cette seule paire de ciseaux, notre malfaisant doit avoir considéré le risque qu’elle soit découverte par les instruments de détection au contrôle préembarquement.
Nous avons tous lu des articles de presse expliquant que des inspecteurs d’une administration de la sureté des transports sont parvenus à passer des objets interdits sans que ces derniers soient détectés (1 – 2 – 3).
Mais cela ne veut pas dire que l’on pourra passer un objet interdit sans être détecté quand on le souhaitera. La preuve : essayez de passer un rasoir ou un couteau suisse dans votre bagage de cabine. Quelles sont vos chances de traverser le contrôle préembarquement sans qu’il soit détecté ? 10 % ? 20 % ?
Ce qui est valable pour vous l’est autant pour le criminel – peu subtil – qui travaille aux ciseaux. Va-t-il tenter de passer son arme, sachant qu’il a 8 ou 9 chances sur 10 de se faire arrêter ? La réponse est évidente.
Par ailleurs, il est des moyens beaucoup plus efficaces de dissimuler des armes blanches plus dangereuses qu’une paire de ciseaux. Mais c’est là une autre histoire.
B) le malfaisant n’est pas stupide – en tout cas, pas à ce point
Imaginons ensuite que vous ayez réussi à passer in extremis un cutter à travers le contrôle préembarquement. Vous avez l’intention de vous en servir pour détourner l’avion dans lequel vous vous apprêtez à embarquer. Tandis que vous êtes assis dans la salle d’attente, devant le pont d’embarquement, une annonce retentit dans les hauts-parleurs de la jetée : suite à une erreur commise au contrôle préembarquement, tous les voyageurs doivent quitter la jetée pour être recontrôlés. Qu’allez-vous faire ?
Quatre possibilités se présentent à vous :
- Vous sortez de la jetée et, de peur d’être découvert, vous quittez l’aéroport, abandonnant votre plan funeste.
- Vous vous cachez dans les toilettes, le temps que la jetée soit vidée et que les premiers passagers recontrôlés reviennent, et vous vous fondez parmi eux.
- Vous vous présentez de nouveau au contrôle en tentant de repasser votre arme à travers le scanneur, en priant pour que vous ayez autant de chances que la première fois.
- Vous cachez votre arme dans un endroit de la jetée, puis la récupérez après être repassé au contrôle.
Si vous avez choisi le 1, changez d’activité. L’agriculture a besoin de bras.
Si vous avez choisi le 2 ou le 3, je vous préviens tout de suite, il y a très peu de chances que cela fonctionne.
Si vous avez choisi le 4, félicitations votre QI est supérieur à 45.
Le cutter reste introuvable
Maintenant, imaginons que vous ayez effectivement choisi cette dernière option. Une fois tous les passagers recontrôlés, les autorités sont évidemment incapables de dénicher le cutter. Que vont-elles décider ?
- Re-re-contrôler tous les passagers ?
- Fermer la jetée pour de nombreuses heures, le temps de retrouver le cutter dissimulé quelque part dans les dizaines de milliers de mètres-carré de salles d’attente et de boutiques ?
- Reprendre les opérations, considérant que le porteur du cutter a quitté les lieux de peur d’être découvert ?
- Reprendre les opérations, considérant que le risque est minime.
Il est des moyens beaucoup plus efficaces de dissimuler des armes blanches plus dangereuses qu’une paire de ciseaux.
Si elle choisit l’option 2, l’administration crée un précédent qu’elle va devoir imposer en tout temps au niveau national. C’est un coup de poignard dans le dos de l’industrie du transport aérien.
Si elle choisit l’option 3, ladite administration est une belle hypocrite.
Si elle choisit l’option 4, elle fait de la gestion de risque. Oui ! Mais, entretemps, elle a inutilement perdu plusieurs heures, nui à des milliers de passagers et fait perdre une somme d’argent considérable aux compagnies aériennes et à l’exploitant de l’aéroport.
Effet pervers du rescreening
Par ailleurs, en instaurant cette pratique du CYA-RAP, l’administration responsable de la sureté du transport aérien génère un stress considérable sur ses propres agents de contrôle. Une fois les passagers recontrôlés, les nouveaux arrivants au point de contrôle vont trouver des agents épuisés nerveusement et physiquement. Donc moins efficaces. Donc plus enclins à ne pas détecter des objets dangereux dissimulés dans les bagages de cabine… Un comble.
Conclusion
Au final, l’évaluation du risque de l’incident de Brisbane révèle que :
- il existe un impact potentiel,
- il existe une vulnérabilité,
- mais la menace n’existe pas.
En conséquence, le risque est extrêmement faible. Les autorités devraient donc oublier cette affaire de ciseaux et passer à autre chose. Mais elles ne le font pas car, malgré les beaux discours de l’Organisation de l’aviation civile international (OACI) et des autorités nationales de sûreté des transports, personne ne prendra le risque (même infinitésimal) de laisser faire.
Les administrations ont le luxe d’appliquer bêtement et rigoureusement le risque zéro (Ah, on ne sait jamais…). Mais c’est l’industrie du transport aérien qui paie la facture – tout aussi salée qu’inutile.
Le mois dernier, à l’aéroport de Melbourne (Australie, encore), une erreur identique avait conduit à vider la jetée et à recontrôler 1 700 passagers. La porte-parole de l’aéroport avait expliqué aux médias :
Personne n’est en danger. Il n’y a là absolument aucun risque.
There’s no danger posed to anyone, there’s absolutely no risk.
Cherchez l’erreur.
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À propos de Arnaud Palisson
Arnaud Palisson, Ph.D. fut pendant plus de 10 ans officier de police et analyste du renseignement au Ministère de l'intérieur, à Paris (France). Installé à Montréal (Canada) depuis 2005, il y a travaillé dans le renseignement policier puis en sureté de l'aviation civile. Il se spécialise aujourd'hui dans la sécurité de l'information et la protection des renseignements personnels.