Dans un entretien au journal Le Monde des religions, la psychologue et psychanalyste Delphine Guérard revenait sur la notion d’emprise sur les adeptes dans les sectes. Ses propos sont intéressants à divers égards.
À condition de bien comprendre les limites de leur application.
Certes, l’article commence plutôt mal, Delphine Guérard déclarant (c’est moi qui souligne) :
« En France, la première association contre ce phénomène est créée en 1974. Le mouvement de lutte antisectes s’est ensuite structuré à partir des années 1980 et, moi-même, je travaille sur le sujet depuis 1999. Mais, à cette époque, personne n’en parlait : le phénomène n’était pas encore pris au sérieux.»
Ces propos surprennent. En effet, la période était au contraire imprégnée de la problématique des sectes – notamment en France.
- 1993 : Les Davidiens de Mont Carmel, près de Waco (Texas).
- 1994 : Les massacres de l’OTS au Canada et en Suisse
- 1995 :
- L’attentat d’Aum Shinrikyo dans le métro de Tokyo
- le massacre de l’OTS en France
- Le rapport Les sectes en France de l’Assemblée nationale
- 1996 : la création de l’Observatoire interministériel sur les sectes
- 1997 : le “suicide collectif“ de Heaven’s Gate, en Californie
- 1998 : la création de la Mission interministérielle de lutte contre les sectes (MILS)
- 1999 : le rapport de l’Assemblée nationale Les sectes et l’argent
- Ce dernier rapport de 1999 inscrit l’Anthroposophie sur la liste parlementaire des sectes. Ce qui entraînera les protestations d’une certaine Mme Janine Tavernier, personnalité proche de l’organisation de Rudolf Steiner et accessoirement… présidente de l’UNADFI, principale association d’aide aux victimes de sectes en France.
Cela dit, il faut reconnaître à la psychologue plusieurs mérites :
- elle emploie une verbiage beaucoup plus empreint de psychologie que de psychanalyse,
- elle parle de groupes sectaires et non de dérives sectaires, preuve que :
- non, les sectes, ce n’est pas du passé,
- quand on parle d’emprise, c’est surtout là que ça se passe et que ça fait des dégâts.
Mais la partie la plus importante de ses déclarations réside dans le cadre qu’elle fixe à la notion d’emprise sectaire.
Pour résumer, Mme Guérard estime que, dans le processus d’emprise sectaire, l’adepte qui tombe sous la coupe du maître est en partie acteur de son propre asservissement.
Et là, il faut noter deux choses essentielles.
- Tout d’abord, Mme Guérard explique que l’adepte n’est pas acteur de la manipulation. La psychologue parle d’une « collaboration involontaire et irrépressible.»
- Ensuite, elle estime que l’adepte n’est pas responsable ni même co-responsable de son emprise. Cela signifie que l’on ne peut pas absoudre le maître d’une partie de sa responsabilité (civile ou pénale) en raison des décisions et actions de l’adepte au long du processus d’emprise.
On ne saurait trop insister sur ce second point, véritable pierre angulaire du travail que Mme Guérard présente ici. Elle s’inscrit dans l’approche dite du modèle du berger, mais elle ne tombe pas dans le manichéisme que cette approche induit.
J’ai déjà écrit dans ces colonnes sur le modèle du berger : son concept, ses limites et son utilisation retorse par divers universitaires pro-sectaires. Ainsi, comme je l’ai expliqué ICI et ICI, des sociologues des religions comme Alain Bouchard et Nathalie Luca ont largement exploité et perverti le modèle du berger, afin de marteler l’idée que l’adepte est au moins en partie responsable de son propre malheur.
C’est donc avec grand plaisir que l’on voit la psychologue Delphine Guérard s’inscrire en faux contre cette idée.
La différence est subtile, mais elle est de taille. Et si l’on n’y prend pas garde, on aurait tôt fait de confondre les deux approches. Or, non ! « collaboration involontaire et irrépressible » n’est pas « responsabilité partagée.»
On espère que les pouvoirs publics chargés de la lutte contre les sectes ne tomberont pas dans la facilité et ne comprendront pas de travers les travaux de Mme Guérard.
Lesquels sont en effet d’importance pour l’aide aux victimes de sectes, notamment en ce qui concerne l’assistance psychologique et médicale aux adeptes en rupture avec leur maître. En revanche, ces travaux ne sont guère pertinents dans la lutte contre les sectes, qui relève essentiellement de la répression pénale du maître.
Pour plus de précisions sur cette distinction fondamentale, je vous renvoie à ce précédent article.
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À propos de Arnaud Palisson
Arnaud Palisson, Ph.D. fut pendant plus de 10 ans officier de police et analyste du renseignement au Ministère de l'intérieur, à Paris (France). Installé à Montréal (Canada) depuis 2005, il y a travaillé dans le renseignement policier puis en sureté de l'aviation civile. Il se spécialise aujourd'hui dans la sécurité de l'information et la protection des renseignements personnels.