3. Le spectre des « dérives sectaires »
Derrière la notion de « dérive sectaire » se cache en réalité une multitude de groupes, de courants de pensée, de causes à défendre et d’objectifs stratégiques à atteindre.
On proposera tout d’abord une typologie de ces « dérives » (3.1.).
En nous concentrant sur quatre d’entre elles, on constatera que pour certaines, à but politique, la réponse sociale la plus adaptée consiste à recourir à des services spécialisés – et non à des institutions traditionnellement engagées dans la lutte contre les « dérives sectaires » (3.2.).
La comparaison des catégories organisations sectaires et médecines alternatives mettra en évidence les différences dans les types d’exactions commises et dans la réponse adaptée des autorités à leur encontre. Ce qui introduira l’idée d’une nécessaire priorisation de l’action des pouvoirs publics sur un type de « dérive sectaire » (3.3).
3.1. Typologie des « dérives sectaires »
La catégorisation que je propose ici est une modélisation, autrement dit une représentation simplifiée d’une réalité complexe. Elle ne saurait donc prétendre à une parfaite précision ; ni à l’exhaustivité, car elle est susceptible d’évoluer dans le temps, au gré de l’extinction d’anciennes « dérives sectaires » ou de l’émergence de nouvelles.
Cette typologie est utilisée pour démontrer la nécessité de discerner ces différents domaines afin d’allouer adéquatement les ressources de la lutte contre ces dérives.
J’ai choisi de distinguer 3 gammes de dérives, intégrant 8 catégories, classées ici selon une progression au fil du spectre dogmatique :
- « dérives sectaires » politiques
- citoyens souverains
- groupe jihadiste
- « dérives sectaires » religieuses
- organisation sectaire
- groupe de conversion sexuelle
- médecine spirituelle
- « dérives sectaires » pseudo-scientifiques
- médecines alternatives
- antivaccinisme
- développement personnel
3.1.1. Comment utiliser cette typologie
Pour déterminer dans quelle catégorie unique il convient de ranger un groupe ou une mouvance (voire un individu), on considérera son essence même, son core business ; et non quelque élément occasionnel ou secondaire de son discours ou de ses activités.
Par exemple, on retrouve des complotistes se réclamant de la mouvance Freeman of the Land dans des manifestations contre la vaccination anti-Covid. Doit-on les classer dans Citoyens souverains ou dans Antivaccinisme ? La raison d’être de ces activistes est de s’extraire du carcan de l’État. Leur implication dans l’antivaccinisme est secondaire – voire purement opportuniste. Ces personnes seront donc répertoriées dans la catégorie Citoyens souverains.
Autre exemple : pour ce qui est de l’Anthroposophie, 4 catégories semblent pouvoir s’appliquer :
- ❌ Médecine alternative (pseudoscientifique) :
- L’homéopathie traditionnelle se fonde sur des concepts scientifiques erronés, autrement dit, c’est une médecine pseudoscientifique.
- Or, l’Anthroposophie (notamment via sa filiale Weleda) fabrique des médicaments homéopathiques.
- Mais il s’agit d’une homéopathie particulière, fondée en réalité sur les conceptions spirituelles de Rudolf Steiner.
- ❌ Antivaccinisme (pseudoscientifique) :
- l’opposition anthroposophique à la vaccination est aujourd’hui bien documentée, notamment en ce qui concerne la rougeole et la Covid-19.
- Toutefois, l’antivaccinisme en Anthroposophie n’a pas de fondement scientifique ; il est de nature spirituelle.
- Or, contrairement à l’antivaccinisme pseudoscientifique, qui peut constituer à lui seul une cause à défendre, l’antivaccinisme spirituel n’existe que dans le cadre d’une plus vaste médecine spirituelle.
- ❌ Médecine spirituelle :
- la médecine anthroposophique ne repose pas sur des fondements scientifiques. Il s’agit d’une véritable médecine spirituelle – par ailleurs mystique et occultiste.
- Toutefois, je ne range pas l’Anthroposophie dans cette catégorie car la médecine anthroposophique n’est que l’un des nombreux aspects du dogme de Rudolf Steiner.
- ✔️ Organisation sectaire :
- on est en présence d’un groupe à vocation spirituelle, composé notamment de la Société anthroposophique et de ses émanations directes. Son dogme entend s’appliquer à une multitude de domaines de la connaissance et de l’activité humaine.
- C’est donc dans cette catégorie que je classe l’Anthroposophie.
3.1.2. Le but de cette typologie
Considérer les « dérives sectaires » comme un seul et même domaine de compétence de l’action des pouvoirs publics nuit à l’efficience du dispositif de lutte contre ces calamités
Je parle ici d’efficience et non d’efficacité. Les ressources (en temps, personnels et argent) allouées pour combattre les dérives sectaires sont limitées. Il est donc essentiel qu’elles soient affectées là où elles seront le plus efficientes, c’est à dire là où elles auraient la plus grande efficacité relativement aux ressources disponibles. Ce point est essentiel pour comprendre les propositions qui suivent.
En attaquant en tout temps tous les problèmes de front, sans prioriser leurs axes d’action, les pouvoirs publics diluent leurs ressources et peinent à mener à bien des affaires de « dérives sectaires » et d’obtenir au final des condamnations en justice.
Il serait à mon sens plus efficient que les axes d’action soient priorisés, afin de forger un savoir-faire de certaines institutions dans un domaine restreint, pour y parvenir plus rapidement et plus certainement à des condamnations en justice.
Quitte ensuite à élargir ce savoir-faire en l’adaptant à la lutte contre des « dérives sectaires » connexes ou présentant des similitudes.
En effet, outre les spécificités de dogme et de croyances entre ces diverses mouvances, il existe surtout entre elles des différences majeures en ce qui concerne :
- leurs exactions à l’encontre de la société et de l’individu,
- les structures et ressources de la société pour lutter contre ces exactions.
On peut représenter de la façon suivante les divers éléments à prendre en considération pour mettre en évidence les différences de nocivité des « dérives sectaires » envers la société et l’individu :
Pareillement, on peut représenter de la façon suivante les différents éléments à prendre en considération pour mettre en évidence les disparités dans les modes de réponse que la société doit mettre en oeuvre pour contrer avec efficience les « dérives sectaires » :
Pour montrer en quoi la réponse généraliste des pouvoirs publics est inadéquate et inefficiente, comparons les quatre catégories suivantes:
- citoyens souverains
- groupes jihadistes
- organisations sectaires
- médecines alternatives
Cette évaluation n’a pas la prétention d’être rigoureusement exacte. Il s’agit d’une proposition dont le but est de mettre en évidence les disparités entre les divers types de « dérive sectaire.»
3.2. Des « dérives sectaires » exorbitantes du droit commun
3.2.1. Les groupes jihadistes
Les actions des mouvements jihadistes sont dictées par des considérations d’abord politiques (instauration par la violence politique d’un nouvel ordre social). C’est pour cette raison que les groupes jihadistes se livrent à des actes de terrorisme. De ce fait, ils constituent une menace à la sécurité nationale des États.
Pour y remédier, les pouvoirs publics doivent donc mettre en branle des réponses spécifiques, à savoir le contre-terrorisme (axé sur le renseignement de sécurité) et l’anti-terrorisme (axé sur une réponse judiciaire spécifique).
Il est important également d’impliquer certains services de police spécialisés dans la criminalité organisée – en ce qui concerne, par exemple, la prévention et la répression des attaques à main armée, auxquelles les groupes jihadistes recourent souvent à des fins de financement de leurs attentats.
Si la Miviludes et les associations de lutte contre les « dérives sectaires » ont un temps voulu traiter du jihadisme, il leur est rapidement apparu qu’elles n’étaient pas suffisamment compétentes en la matière pour justifier qu’elles y allouent de précieuses ressources (temps, argent, personnel), au détriment d’autres « dérives sectaires » dont elles étaient plus connaissantes. La Miviludes a d’ailleurs aujourd’hui un discours clair pour légitimer l’exclusion de la radicalisation jihadiste de son champ de compétence.
3.2.2. Les « citoyens souverains »
Du Convoi de la Liberté d’Ottawa (Canada) à l’« Opération Azur » (France), il apparaît clairement aujourd’hui que la mouvance des citoyens souverains présente d’abord et surtout des problématiques de sécurité nationale. Le recours à la violence politique, mais aussi la possibilité réelle d’actes terroristes justifient que la réponse des pouvoirs publics repose d’abord sur le renseignement de sécurité et le maintien de l’ordre contre-insurrectionnel.
Là encore, il ne me semble pas efficient pour les acteurs classiques de la lutte antisectes (Miviludes, police judiciaire/justice de droit commun,…) d’allouer de précieuses ressources au suivi de ce phénomène.
3.3. Vers une priorisation au sein des « dérives sectaires » traditionnelles
3.3.1. Les médecines alternatives
Les exactions en la matière relèvent essentiellement d’un champ d’action répréhensible assez limité. En effet, on ne relève peu ou pas de problématiques relevant du droit civil. Sur le plan pénal, on compte surtout des infractions d’atteinte aux biens et des infractions d’atteintes aux personnes ne dépassant pour ainsi dire jamais le niveau du délit aggravé.
La réponse ad hoc des pouvoirs publics en la matière doit se focaliser sur la police judiciaire/justice pénale de droit commun, mais aussi sur une implication accrue des corps intermédiaires (ordres professionnels, sociétés commerciales, associations), premiers témoins et acteurs essentiels pour étouffer dans l’œuf en leur sein, via le droit disciplinaire, le recours nocif aux médecines alternatives.
3.3.2. Les organisations sectaires
Enfin, les organisations sectaires se révèlent particulièrement actives dans tous les domaines du tableau des exactions (à l’exception du terrorisme : les sectes qui y recourent sont rarissimes).
Cette catégorie de « dérive sectaire » présente la plus grande dangerosité sociale. Mais elle peut être combattue par une gamme étendue de moyens à la disposition des pouvoirs publics.
Aussi, contrairement à une idée reçue, lutter avec efficience contre les « dérives sectaires » nécessiterait de prioriser la lutte contre les organisations sectaires nuisibles.
Attelons-nous tout d’abord à circonscrire cette notion.
4. (Re)définir la « secte » comme organisation sectaire nuisible >>>
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À propos de Arnaud Palisson
Arnaud Palisson, Ph.D. fut pendant plus de 10 ans officier de police et analyste du renseignement au Ministère de l'intérieur, à Paris (France). Installé à Montréal (Canada) depuis 2005, il y a travaillé dans le renseignement policier puis en sureté de l'aviation civile. Il se spécialise aujourd'hui dans la sécurité de l'information et la protection des renseignements personnels.