2. La notion de « dérive sectaire »
Les pouvoirs publics français s’inquiètent du phénomène sectaire depuis un demi-siècle. Mais ils ont longtemps été réticents à définir la « secte.»
Au tournant des années 2000, le terme « secte » est supplanté par celui de « dérive sectaire.» Cette opportune pirouette lexicale permet aux diverses administrations concernées de repousser aux calendes l’énoncé d’une définition de leur champ d’études et d’action.
C’est finalement neuf ans après sa création que la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) propose une définition de son pré carré.
Mais au lieu de circonscrire son domaine de compétence, cette définition va au contraire l’étendre très largement ; et conduire ainsi les pouvoirs publics à toujours plus diluer leurs ressources et affaiblir leurs efforts dans leur lutte contre les « dérives sectaires.»
2.1. De la « secte » à la « dérive sectaire »
En France, le terme de secte pour désigner des groupes spirituels controversés apparait au début des années 1970. Il est popularisé par des associations de défense de familles de victimes, puis par les pouvoirs publics.
Une première commission d’enquête parlementaire sur le sujet est demandée à l’Assemblée nationale en 1978. Puis, en janvier 1982, l’Inspecteur général de l’administration Jean Ravail remet au Premier Ministre un rapport officiel consacré aux « sectes » – terme qu’il ne définit pas.
L’année suivante, le rapport au Premier Ministre du député Alain Vivien est officiellement consacré aux « sectes religieuses et pseudo-religieuses.» Ce « Rapport Vivien » livre une typologie des groupes, identifie des indices de sectarisme, mais ne se risque pas à déterminer ce qu’est une secte.
En 1995, le rapport parlementaire Les sectes en France refuse lui aussi de définir le sujet de son étude :
« La Commission n’a pas la prétention de réussir ce à quoi tous ceux qui travaillent sur la question des sectes, souvent depuis de nombreuses années, ne sont pas parvenus, c’est-à-dire donner une définition « objective » de la secte, susceptible d’être admise par tous.»
Même refus de définition dans le rapport parlementaire Les sectes et l’argent de 1999 – qui s’inscrit dans la lignée du rapport de 1995 et de sa « conception recourant à la méthode du faisceau d’indices » (p. 11).
L’année suivante, dans son Rapport 1999, la Mission interministérielle de lutte contre les sectes (MILS) nouvellement créée donne une première définition officielle de la secte :
« Une secte est une association de structure totalitaire, déclarant ou non des objectifs religieux, dont le comportement porte atteinte aux Droits de l’Homme et à l’équilibre social.»
cité dans Rapport 2001 , p. 9
Mais en 2002, cette définition officielle de la secte devient soudain caduque, au détour d’un revirement de l’Administration Raffarin.
Il s’agit alors pour l’Hôtel Matignon de régler un différend diplomatique qui opposait le précédent gouvernement au Département d’État américain, très critique envers la politique française anti-sectes. En gros, pour les diplomates étasuniens, lutter contre les sectes, c’est mal car c’est attenter à la liberté religieuse.
Jean-Pierre Raffarin entend clore le dossier rapidement et donner des gages aux Américains. Pour autant, il a bien conscience qu’il ne peut pas supprimer purement et simplement la MILS, sous peine d’être accusé de faire le lit des sectes en France. Le Premier Ministre remplace donc la Mission interministérielle de lutte contre les sectes (MILS) par la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes).
Pour plus de précisions sur cet épisode, je renvoie le lecteur aux livres Le nouveau péril sectaire (p. 41) de Jean-Loup Adénor et Timothée de Rauglaudre, et Raison d’État – Histoire de la lutte contre les sectes en France d’Étienne Ollion (p. 7-8).
Mais la notion de dérive sectaire ainsi dégagée est purement cosmétique – il s’agit de calmer des diplomates américains. En effet, le décret du 28 novembre 2002 instituant la Miviludes énonce (les caractère gras sont de mon fait) :
« Il est institué auprès du Premier ministre une mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires qui est chargée d’observer et d’analyser le phénomène des mouvements à caractère sectaire, dont les agissements sont attentatoires aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales ou constituent une menace à l’ordre public ou son contraires aux lois et règlements.»
Dès l’origine, donc, la notion de « dérive sectaire » est intimement liée aux mouvements à caractère sectaire : bref, les « sectes » !
De même, en 2006, le rapport parlementaire Les sectes et l’enfance prouvait que le suivi des « mouvements à caractère sectaire » était toujours d’actualité pour les pouvoirs publics français.
Il faut ajouter que, en 2009, le président de la Miviludes Georges Fenech prévoyait la création d’un « référentiel-sectes », sorte de catalogue officiel des groupes sectaires nuisibles. L’initiative restera toutefois lettre morte.
2.2. La définition officielle – et problématique – de la « dérive sectaire »
C’est finalement dans son rapport Les collectivités locales face aux dérives sectaires en 2011 (neuf ans après sa création) que la Miviludes se résout à définir la « dérive sectaire » :
« Dévoiement de la liberté de pensée, d’opinion ou de religion qui porte atteinte à l’ordre public, aux lois ou aux règlements, aux droits fondamentaux, à la sécurité ou à l’intégrité des personnes.
Elle se caractérise par la mise en œuvre, par un groupe organisé ou par un individu isolé, quelle que soit sa nature ou son activité, de pressions ou de techniques ayant pour but de créer, de maintenir ou d’exploiter chez une personne un état de sujétion psychologique ou physique, la privant d’une partie de son libre arbitre, avec des conséquences dommageables pour cette personne, son entourage ou pour la société.»
Cette définition appelle principalement deux critiques.
2.2.1. Un dévoiement de la liberté de… pensée ?!
Comment un dévoiement de la liberté de pensée peut-il en soi porter atteinte à l’ordre public, aux lois ou aux règlements, aux droits fondamentaux ?
En effet, la liberté de pensée est absolue. Comment peut-on la détourner du droit chemin ?
Ce que la Miviludes décrit ici malencontreusement, c’est le crime de pensée, instauré par les autorités de l’État d’Océania – dans le roman 1984 de George Orwell…
Rappelons en effet que, dans la République française, l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen énonce (c’est moi qui souligne) :
« Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.»
La dérive sectaire n’est donc pas la pensée dévoyée – qui conduit à l’exaction.
La dérive sectaire, c’est l’exaction – quelle que soit la pensée qui l’induit.
Bien sûr, dans le cadre d’une investigation il est primordial d’étudier la pensée sous-jacente de l’exaction. Mais ce n’est jamais la pensée qui doit être considérée comme déviante.
2.2.2. Une dérive sectaire à large spectre
Le principal problème de cette définition apparait dans ses conséquences pratiques sur le travail de la Miviludes. Ce qu’attestent, en creux, ses diverses déclarations et rapports publics.
Un exemple parmi d’autres, cette entrevue donnée par un conseiller de la Mission au site web Le monde de la sécurité :
« Aujourd’hui, on constate une augmentation des micro-groupes et un émiettement des dérives. Le phénomène sectaire a changé de visage en accompagnant un individualisme toujours croissant, et cette mutation s’est accélérée avec les nouvelles technologies de l’information et de la communication. On parle alors de mouvement « à l’état gazeux » : le groupe est bien là, mais il est mobile, changeant et impalpable, ses membres y adhérent ou se désolidarisent facilement, selon la lecture qu’ils vont faire du fonds doctrinal, et selon qu’ils vont l’importer ou l’essaimer à l’identique ou avec des variantes. (…)
Les dérives sont observées parmi les praticiens en médecine alternative, mais aussi dans la médecine traditionnelle. Certains professionnels de santé s’avèrent parfois déviants pour leurs propres patients.
Il n’y a plus seulement des mouvements sectaires, mais aussi des individus sectaires : des thérapeutes qui mettent sous emprise et exercent des pressions répétées. (…)
Il est certain que le phénomène sectaire offre aujourd’hui un nouveau paysage : à côté des grands groupes, clairement identifiables, structurellement organisés et hiérarchisés que nous connaissions il y a vingt ans, est progressivement apparu un ensemble diffus de micro-groupes, de nébuleuses informes de personnes plus ou moins liées autour de méthodes, de doctrines ou de pratiques, (…).»
Cette profusion constatée sur le terrain ne doit pas surprendre. Rappelons que, fondamentalement, la « dérive sectaire » se caractérise par la mise en œuvre d’activités nuisibles :
- par un groupe organisé ou par un individu isolé,
- quelle que soit sa nature ou son activité
La « dérive sectaire » ainsi définie a donc vocation à s’appliquer TRÈS largement, sans considération de la structure et ni du but de l’infracteur (religieux, philosophique, politique, thérapeutique, commercial…)
C’est là l’expression d’un large spectre des dérives sectaires dans lequel les pouvoirs publics peuvent aisément se perdre et diluer leur action, la rendant d’autant inefficace.
3. Le « spectre des dérives sectaires » >>>
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À propos de Arnaud Palisson
Arnaud Palisson, Ph.D. fut pendant plus de 10 ans officier de police et analyste du renseignement au Ministère de l'intérieur, à Paris (France). Installé à Montréal (Canada) depuis 2005, il y a travaillé dans le renseignement policier puis en sureté de l'aviation civile. Il se spécialise aujourd'hui dans la sécurité de l'information et la protection des renseignements personnels.