Le 15 mai dernier, un vol Hong-Kong-Vancouver de la Cathay Pacific a terminé son périple au-dessus de l’océan escorté par deux chasseurs CF-18 de l’Armée de l’air canadienne. Ceux-ci avaient été dépêchés en urgence par le NORAD (North American Aerospace Defence Command), après que la Gendarmerie royale du Canada (GRC) avait fait état d’une menace d’attentat à la bombe à bord de l’avion de ligne.
Quand on demande audit NORAD la raison d’un tel déploiement de force autour d’un appareil civil en plein vol, il répond par la bouche de sa porte-parole, le Major Holly Apostoliuk :
Considering the time available when information is received about a potential threat to an aircraft, one does not have time for a full investigation, and neither would anyone want us to do so. The point is, based on the information, to do all we can to ensure a safe landing of the aircraft.
On ne s’inquiéterait pas outre mesure de ce genre de déclaration à l’emporte-pièce si elle n’avait pas été malencontreusement confirmée par un professeur en science politique de l’Université Simon Fraser (Colombie-Britannique), le Pr Stuart Farson, que La Presse canadienne présente comme un « terrorism expert » :
I think it’s just being appropriately cautious. The guys at NORAD just don’t have the time to identify what the threat actually is. You have to take some sort of action.
« Vous devez agir, d’une manière ou d’une autre » ? Certes, mais pas n’importe comment. Or, en pareil cas, envoyer la chasse pour intercepter un avion de ligne ne présente pas la moindre utilité.
En effet, il convient de distinguer :
- l’interception de sécurité : les chasseurs doivent détourner les avions pour éviter un éventuel accident. Ils interceptent par exemple les aéronefs ayant un mauvais plans de vol ou tentant d’atterrir à un aéroport fermé pour un événement spécial ;
- l’interception aux fins d’enquête : les chasseurs ont pour tâche de déterminer pour quelles raisons l’avion de ligne ne répond plus à la radio et/ou s’est écarté de sa route ;
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l’interception préventive : les chasseurs escortent un avion de ligne sur lequel planerait une menace de sureté (alerte à la bombe, projet de détournement, passager anormalement agité,…).
Nous nous intéresserons ici qu’à la dernière hypothèse, distinguant les cas de menace d’attentat à la bombe (1) et ceux de détournement d’un aéronef en vue de son écrasement sur une cible au sol (2).
1 – Les cas de menace d’attentat à la bombe
Dans le cas du vol Cathay Pacific du 15 mai, la décision du NORAD se fonde sur une « bomb threat », c’est à dire une menace impliquant une bombe. Et là, de deux choses l’une :
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soit il y aurait une bombe à bord de l’appareil afin de le faire exploser en vol (1.1),
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soit un ou des passagers menaceraient d’utiliser une bombe afin de prendre les commandes de l’aéronef et le faire s’écraser sur une cible au sol (1.2).
Dans ces deux hypothèses, une telle escorte aéroportée ne se justifie nullement.
1.1 – Une bombe dans l’avion
Là encore, deux hypothèses alternatives doivent être envisagées :
1.1.1 – La bombe est réglée pour exploser automatiquement
Au bout d’un certain temps ou sous une certaine altitude, la bombe explose, créant une brèche dans la carlingue. L’avion se disloque et perd très rapidement de l’altitude.
Dans ce cas, que sont censés faire les deux chasseurs de l’armée de l’air ? Rien, si ce n’est offrir à leur pilote un fauteuil d’orchestre pour assister au drame.
On pourrait éventuellement imaginer les chasseurs lancer leur missiles sur les plus gros fragments de la carlingue, afin de limiter les dégâts au sol. Mais l’efficacité de la méthode est sujette à caution. Rappelons en effet qu’il est des cas dans lesquels on a compté des survivants suite à une telle intervention. Ainsi, en 1973, le vol 114 de la Lybian Arab Airlines était abattu par deux chasseurs israéliens. L’incident fit 108 morts, mais on comptait cinq survivants, ce qui laisse entendre que l’avion n’avait pas été réduit en petits débris avant de toucher le sol.
1.1.2 – La bombe doit être déclenchée par un terroriste, à bord de l’avion.
Dans ce cas, l’arrivée des chasseurs au côté de l’avion de ligne va assurer le terroriste que son plan a été découvert. Et s’il avait, peu auparavant, quelque hésitation à passer à l’acte, il n’a dès lors plus rien à perdre et fera détoner l’engin explosif. La suite est similaire au § 1.1.1.
1.2 – La menace d’utiliser une bombe pour détourner l’avion et le faire s’écraser
Au moment où le NORAD reçoit l’information, il ne sait pas s’il s’agit d’un chantage à la bombe en vue :
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d’un détournement classique
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ou d’un détournement-suicide façon 11-Septembre.
Le centre de commandement militaire opte pour le pire des scénarios : un ou plusieurs terroristes à bord de l’avion de ligne exerceraient un chantage à la bombe afin de prendre les commandes de l’aéronef, de le détourner et de le faire s’écraser sur une cible au sol.
Tout d’abord, force est de constater que si les terroristes font un chantage à la bombe pour prendre les commandes, c’est qu’ils ne sont pas en mesure d’arriver jusqu’au cockpit. Et depuis le vol United 93 du 11 septembre 2001, aucun pilote de ligne ne se résignerait à abandonner les commandes aux terroristes.
Incapables d’agir, ceux-ci se retourneraient alors contre les passagers et le personnel de bord à leur portée. Au pire, ils commettraient plusieurs meurtres. Une situation dramatique sur laquelle les chasseurs de l’armée n’auraient aucune prise.
Et si les terroristes disposent bel et bien d’une bombe, on se reportera au § 1.1.2.
En conclusion, en cas de bomb threat, (comme pour le vol Cathay Pacific du 15 mai), faire décoller la chasse pour escorter l’avion de ligne n’est absolument d’aucune utilité. La justification donnée par la porte-parole du NORAD est pour le moins étrange :
The point is (…) to do all we can to ensure a safe landing of the aircraft.
Elle n’en est pas moins entériné par le Pr Farson. Pourtant, j’ai toutes les peines du monde à comprendre comment deux chasseurs pouvaient être ici en mesure d’assurer à l’avion de ligne un atterrissage en toute sécurité…
Une question n’en demeure pas moins en suspens : et si les terroristes réussissaient à prendre le contrôle de l’appareil ? Dans ce cas, il ne s’agirait plus d’une menace d’attentat à la bombe, mais bien d’un détournement. Ici encore, imaginons le pire des scénarios : le détournement aux fins d’écrasement sur une cible au sol.
2 – Le détournement en vue de l’écrasement sur une cible au sol
Dans ce cas, que vont faire les chasseurs de l’armée qui encadrent l’avion de ligne ? S’offre à eux l’alternative suivante :
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ils assistent en simple spectateur à l’écrasement prémédité ; et ici non plus, ils ne servent à rien.
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ils ouvrent le feu sur l’appareil civil pour le détruire en vol, afin de limiter les dégâts au sol.
C’est là le nœud gordien.
2.1 – Les chasseurs vont-ils ouvrir le feu ?
Si le commandement militaire n’a pas confirmation qu’il s’agit vraiment d’un détournement pour utiliser l’avion de ligne comme un missile air-sol, aucun décideur au sein d’un État démocratique ne prendra le risque de rendre des comptes quant à sa funeste décision s’il subsiste un doute légitime. Bien au contraire, si écrasement il devait y avoir, les responsables politiques et militaires se retrancheraient après coup derrière l’absence de certitude pour justifier le fait qu’ils n’ont pas autorisé les chasseurs à ouvrir le feu.
Mais quid si les autorités ont la certitude que l’avion va s’écraser sur une cible au sol ? Un article de la revue spécialisée Aviation Security International fait la synthèse des politiques nationales sur le sujet (Anna Costin, Intercepts and Shoot Downs: An International policy Overview, in Aviation Security International, décembre 2009, p. 10 s.). Mais la question n’est pas de savoir si un pays a adopté une politique autorisant d’abattre l’avion de ligne. Il s’agit de savoir si le gouvernement de ce pays va appliquer cette politique.
De la même façon, ce n’est pas parce que la peine de mort est en vigueur dans un État que tous les condamnés à mort y seront nécessairement exécutés.
2.2 – Terrorisme ou accident : une même décision
Faire abattre un avion civil par des chasseurs est une décision qui, si elle est prise en cas d’attentat terroriste, doit l’être également lorsque l’avion échappe accidentellement à tout contrôle et menace de s’écraser au sol et d’y causer de nombreuses victimes. Dans les deux cas, les décideurs doivent s’en tenir uniquement à une froide et objective estimation du nombre de victimes potentielles. Mais dans ce cas, il faut noter que :
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la destruction de l’avion en vol ne signifie pas pour autant que l’appareil va se disloquer en fragments suffisamment petits pour ne pas faire de victimes supplémentaires en arrivant au sol. Dans le cas susmentionné du vol 114 de la Lybian Arab Airlines en 1973, l’existence de survivants laissaient entendre que les débris tombés au sol étaient suffisamment imposants pour causer au sol d’éventuelles pertes humaines. Certes, le vol 114 s’est écrasé dans une région quasi désertique ; la solution consisterait à abattre l’avion détourné au-dessus de la rase campagne. Mais lorsque la question se pose avec acuité, l’avion susceptible d’être abattu se trouve déjà au-dessus d’une agglomération urbaine. Ainsi, le 11 septembre 2001, si des chasseurs avaient dû abattre les quatre avions qui se dirigeaient vers Washington et New York, ils l’auraient fait in extremis, au-dessus de villes densément peuplées.
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Notons que les deux avions qui se sont encastré dans les tours jumelles n’étaient pas censés les faire s’écrouler… Les pertes au sol à Ground Zero auraient certainement été largement inférieures à celles générées par l’écrasement des débris des avions abattus en vol sur l’agglomération de New York.
Si l’on s’attache maintenant à l’aspect psychologique de la décision d’abattre l’avion :
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S’il s’agit d’un cas de perte de contrôle accidentelle de l’avion, la décision de faire feu revient à autoriser le meurtre de plusieurs centaines de personnes, dans l’espoir d’en sauver un nombre plus important au sol. Aucun gouvernement démocratiquement élu ne prendra jamais ce genre de décision, par crainte de l’impact médiatique et de la sanction des urnes.
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S’il s’agit d’un détournement terroriste pour utiliser l’avion comme missile, le gouvernement qui prendrait la décision de le faire abattre enverrait deux messages :
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aux yeux de ses citoyens, il apparaitrait comme insensible, sans cœur, à l’image du terrifiant mafieux Keyser Söse du film Usual Suspects, abattant froidement sa femme et ses enfants pour ne pas céder au chantage de ses ennemis.
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aux terroristes, il enverrait un message de capitulation. Il faut se souvenir que, pour Al Qaïda dans la péninsule arabique, l’attentat du 25 décembre dernier à bord du vol Delta Airlines 253, bien que manqué, constitue une victoire éclatante. Oussama ben Laden s’en était même félicité, alors que son organisation n’y avait pas participé ! En effet, cet attentat a plongé les autorités nord américaines dans une véritable panique, les poussant à prendre en urgence des mesures de sureté drastiques. Alors imaginez si le gouvernement d’un État visé par un détournement d’avion ordonnait d’abattre ses propres ressortissants…
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Ainsi, hors contexte de guerre, on ne compte jusqu’à aujourd’hui aucun cas d’abattage d’un avion civil décidé par un État démocratique pour des raisons de menace de sureté (bombe ou détournement).
2.3 – Le cas des petits avions
Si la question est délicate lorsqu’il s’agit d’un avion de ligne comptant des dizaines voire des centaines de passagers, on peut penser de prime abord qu’elle sera plus facile à résoudre s’il s’agit d’un monomoteur avec une ou deux personnes à bord.
Mais là encore, à l’exception notable de la ville de Washington, les systèmes en place sont incapables de surveiller la myriade de petits avions qui tournent au-dessus de nos têtes et de repérer assez rapidement ceux d’entre eux qui empruntent une route potentiellement dangereuse.
On se souvient de Cory Lidle (joueur vedette des Yankees de New York) qui, 5 ans après le 11-Septembre, s’était accidentellement écrasé en avion monomoteur contre un building de Manhattan, ou encore de Andrew Joseph Stack qui, en février dernier, a volontairement précipité son Piper Dakota sur le siège du fisc fédéral à Austin (Texas), y tuant deux personnes.
* *
En cas de menace de sureté à bord d’un avion de ligne en vol, l’envoi de chasseurs pour l’escorter ne sert à absolument à rien.
Nous avons choisi liminairement d’écarter de cet article les interceptions pour raison de sécurité. Mais force est de constater qu’une telle démonstration de force ne sert pas plus en la matière. A-t-on vraiment besoin d’exhiber des chasseurs au pilote (par hypothèse bien intentionné) d’un avion dont le plan de vol n’est pas réglementaire ou qui veut atterrir à un aéroport indisponible ?
Quand on sait le coût d’une heure de vol sur un avion de chasse, certaines questions méritent d’être posées. Ainsi, selon un briefing interne de l’U.S. Navy et la porte-parole du NORAD, une heure de vol sur un F-18-Hornet coûte environ 20.000 $.
Comptons environ 2 heures de vol par avion et deux chasseurs pour une mission de ce genre.
La porte-parole du NORAD déclare que la mission n’aurait duré qu’une heure. Ce qui est faux : c’est l’escorte elle-même qui a duré une heure. Or, il faut compter presque la même durée pour chaque chasseur afin d’aller au-devant de l’avion au-dessus du Pacifique puis, après escorte, pour rallier sa base. D’ailleurs, un officier supérieur du NORAD à Colorado Springs a déclaré que l’escorte des deux CF-18 avait bel et bien duré 2 heures.
Selon la porte-parole du NORAD, on dénombre environ 200 missions similaires par an !
Ce qui nous donne :
20.000 $ x 2 heures x 2 chasseurs x 200 missions = 16 millions de $ par an
Depuis le 11 septembre 2001, près de 150 millions de $ auraient été ainsi aveuglément dépensés au pays. Peut-être faudrait-il revoir l’évaluation de la menace…
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À propos de Arnaud Palisson
Arnaud Palisson, Ph.D. fut pendant plus de 10 ans officier de police et analyste du renseignement au Ministère de l'intérieur, à Paris (France). Installé à Montréal (Canada) depuis 2005, il y a travaillé dans le renseignement policier puis en sureté de l'aviation civile. Il se spécialise aujourd'hui dans la sécurité de l'information et la protection des renseignements personnels.
terminer sur les 16 millions par an alors que la fed produit 85 milliards par moi, c est ce foutre la gueule du monde.
stop àla désinformation.
Autrement dit, il faudrait laisser faire ?
16 millions de dollars par an, vous trouvez cela dérisoire ?
En raison de la participation canadienne dans le NORAD, une partie de cette somme est financée avec mes impôts.
Ce n’est certes pas cette seule aberration qui engendre une politique d’austérité.
Mais mises bout-à-bout, les sommes gaspillées par l’État sont considérables.
Je ne fais ici que souligner l’un de ces gaspillages.