Quoi que puisse en dire l’ancien président d’un célèbre groupe de réflexion canadien, le terrorisme est d’abord une question de violence grave aux personnes. Si cet élément fait défaut, l’activisme politique, aussi perturbateur soit-il, ne relève pas du terrorisme.
Le Canada connait depuis des semaines un conflit sociétal d’envergure dans le dossier des droits des communautés autochtones. Désigné sous l’appellation générique Idle No More, il vise à faire pression sur le gouvernement fédéral pour qu’il revienne sur la loi C-45 dont certaines dispositions remettent en cause des droits acquis des Premières Nations.
Dans le cadre de cette contestation pancanadienne, le 5 janvier dernier, un groupe d’autochtones s’était rassemblé sur une voie ferrée du Canadien National (CN) près de Belleville (Ontario). Ils avaient activé un signal de passage à niveau, allumé un feu sur la voie et occupé les lieux, pour empêcher les trains de passer.
La direction du CN a déclaré que ce genre de comportement met en péril la vie des passagers de ses trains. On en était pourtant bien loin:
- les manifestants ne cherchaient pas à saboter la voie et à causer éventuellement un grave accident ferroviaire. Au contraire, il s’agissait pour eux d’exploiter médiatiquement leur occupation des rails.
- la direction du Canadien National était parfaitement au courant de la manifestation, puisque des employés du CN surveillaient déjà les lieux avant l’arrivée des manifestants (la semaine précédente, une occupation des voies, elle aussi couverte par la presse, s’était produite au même endroit). Aussi la compagnie avait-elle pu rapidement mettre en place un système d’autocars de substitution.
Rendant compte de la nouvelle le 7 janvier, le Toronto Sun a interrogé M. John Thompson, du groupe de réflexion (think tank) canadien MacKenzie Institute, présenté comme un expert en terrorisme. Selon lui,
[cette action] est une forme de terrorisme de bas niveau, de moindre gravité. Ce n’est pas aussi dramatique que des explosions de voiture piégée ou des choses de ce genre, mais (…) le recours au vandalisme est une forme de violence.
« This is a low-level, low-grade form of terrorism. It’s not as dramatic as car bombings and so on and so forth, but … the use of vandalism is a form of violence. »
Ce genre de discours me laisse pantois.
La CLASSE de Gabriel Nadeau-Dubois ? Des terroristes, vous dis-je ! Pensez donc : une fois, ils ont bloqué le Pont Jacques-Cartier aux heures de pointe!
Certes, il existe une multitude de définitions du terrorisme. Mais certains éléments font l’objet d’un consensus de la part des universitaires et des instances internationales. Le principal est l’utilisation de la violence (ou de la menace de violence) faite aux personnes.
Ainsi en 1988, les experts Alex P. Schmid et Albert J. Jongman ont proposé une définition dite aujourd’hui de consensus académique. Selon eux :
Le terrorisme est une méthode d’action violente répétée inspirant l’anxiété, employée par des acteurs (semi-) clandestins individuels, en groupes ou étatiques, pour des raisons idiosyncratiques, criminelles ou politiques, selon laquelle — par opposition à l’assassinat — les cibles directes de la violence ne sont pas les cibles principales. Les victimes humaines immédiates de la violence sont généralement choisies au hasard (cibles d’occasion) ou sélectivement (cibles représentatives ou symboliques) dans une population cible, et servent de générateurs de message. Les processus de communication basés sur la violence ou la menace entre les (organisations) terroristes, les victimes (potentielles), et les cibles principales sont utilisés pour manipuler la (le public) cible principale, en faisant une cible de la terreur, une cible d’exigences, ou une cible d’attention, selon que l’intimidation, la coercition ou la propagande est le but premier. »
Une autre définition d’Alex Schmid, plus courte mais tout aussi reconnue, considère l’acte terroriste comme « l’équivalent en temps de paix d’un crime de guerre ».
les actes criminels, notamment ceux dirigés contre des civils dans l’intention de causer la mort ou des blessures graves ou la prise d’otages dans le but de semer la terreur parmi la population, un groupe de personnes ou chez des particuliers, d’intimider une population ou de contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir un acte ou à s’abstenir de le faire.
Le blocage d’une voie ferrée, aussi pénible soit-il pour le Canadien National et ses clients, ne correspond à aucune de ces définitions.
L’affirmation erronée de M. Thompson prend corps dans un courant d’exagération systématique de la menace terroriste. En 2010, j’avais écrit sur ce blogue deux (longs) articles pour expliquer comment, selon moi, politiques et journalistes américains avaient transmuté un coup médiatique d’Al Qaïda dans la péninsule arabique en un super-inquiétant double attentat aux imprimantes piégées dans des avions cargo.
Mais le terrorisme islamiste ne suffit plus. Ces consultants désireux de vendre leurs services à prix d’or veulent exploiter le filon. Et d’entonner le Tremblez, braves gens, les terroristes sont à vos portes, sur l’air du Ô Canada.
En d’autres mots, dans la bouche de ces spécialistes intéressés :
- Les activistes d’Idle No More sont des terroristes.
- Occupy Wall Street ? Des terroristes.
- La CLASSE de Gabriel Nadeau-Dubois ? Des terroristes, vous dis-je ! Pensez donc : une fois, ils ont bloqué le Pont Jacques-Cartier aux heures de pointe !
À l’heure où les érudits des nouvelles technologies glosent sur l’Internet des objets, M. John Thompson du MacKenzie Institute invente le terrorisme des objets.
Tant qu’on y est, je lance ici un nouveau concept très tendance : le terrorisme de l’Internet des objets. Ainsi, la prochaine fois que l’iPad de Stephen Harper surchauffera en surfant sur le site du Toronto Sun, je pourrais affirmer sur un ton docte et péremptoire que c’est un coup du Hezbollah…
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À propos de Arnaud Palisson
Arnaud Palisson, Ph.D. fut pendant plus de 10 ans officier de police et analyste du renseignement au Ministère de l'intérieur, à Paris (France). Installé à Montréal (Canada) depuis 2005, il y a travaillé dans le renseignement policier puis en sureté de l'aviation civile. Il se spécialise aujourd'hui dans la sécurité de l'information et la protection des renseignements personnels.