Témoins de Jéhovah et transfusions sanguines – La jeune fille et la mort (4/6)

Sommaire de cette série

4 – La responsabilité des Témoins de Jéhovah en tant que groupe

Remettre en cause la légitimité de la mort d’Éloïse Dupuis, c’est estimer que, au-delà de la responsabilité individuelle de la jeune femme,  l’organisation des Témoins de Jéhovah a joué un rôle funeste dans cette affaire. Ce que confirme l’analyse des faits à la lumière du dogme jéhoviste.

De nombreuses voix influentes s’accordent pour dire que la responsabilité de ce drame repose sur les seules épaules de la victime, qui aurait choisi de mourir plutôt que de renier sa religion.

J’estime pour ma part que cette vision erronée nie la dangerosité intrinsèque des Témoins de Jéhovah dans ce genre d’affaires (4.1). Dans le cas d’Éloïse Dupuis, il fallait rechercher la responsabilité du groupe religieux, en relevant les éléments subjectifs (4.2) et objectifs (4.3) de la crainte qu’il a inspirée chez la jeune femme, en exerçant ou en menaçant d’exercer sur elle un abus d’autorité, en vertu de l’article 1403 du Code civil du Québec.

4.1 – De la négation au négationnisme sectaire

Soutenue par quelques politiciens et acteurs médiatiques québécois (4.1.1), la théorie de la seule responsabilité de l’adepte est également postulée – à tort – depuis des décennies par des universitaires peu regardants, surtout désireux de conserver leur rente académique (4.1.2).

4.1.1 – « On ne peut quand même pas sauver tous les gogos ! »

C’est en ces termes que l’un de mes anciens chefs de service, dans la Police française, avait posé les limites de la lutte contre les sectes. La formule a le charme du lapidaire mais elle s’avère doublement irrecevable :

– Sauver le gogo, c’est très souvent le travail des pouvoirs publics police-justice : le toxicomane sans-abri, la fille-mère, la femme battue,… Des personnes qui, à un moment charnière de leur existence, ont été fragilisées, sont tombées dans un piège et n’ont plus été capables d’en ressortir. L’administration policière/judiciaire doit-elle les abandonner à leur triste sort, en arguant de leur crédulité ?

– Considérer les adeptes de sectes nocives comme des gogos revient à nier la dangerosité de ceux qui, au sein de ces groupes, s’en prennent auxdits gogos. Refuser de s’attaquer à la racine du mal revient à accepter que les drames se répètent.

Rappelons que, deux semaines après la mort d’Éloïse Dupuis, à l’Hôpital St-Mary’s de Montréal, une autre parturiente Témoin de Jéhovah est morte d’un refus de transfusion dans des circonstances similaires.

Malheureusement, c’est cette vision de la « pauvre naïve » qui domine dans l’affaire Éloïse Dupuis. Plusieurs faiseurs d’opinion et commentateurs ont en effet voulu imposer l’idée que la jeune femme était l’unique responsable de son décès.

Ainsi, le Ministre de la santé Gaétan Barrette a déclaré à propos d’Éloïse Dupuis :

Elle a choisi un chemin qui l’a amenée où elle est.

L’avocat spécialiste en droit de la santé, Jean-Pierre Ménard, a pour sa part déclaré :

On ne peut pas sauver le monde qui ne veut pas être sauvé s’ils sont en mesure de prendre cette décision-là.

De même, pour le journaliste Patrick Lagacé, tout n’est qu’une question de (manque de) volonté individuelle :

Je ne vois pas d’injustice ici, désolé. Mme Dupuis a fait le choix de ne pas sortir d’une religion qui met une interprétation de versets de la Bible au-delà de la vie humaine. (…) Adulte, Éloïse Dupuis a eu neuf ans pour remettre en question le refus du monde moderne des Témoins de Jéhovah. (…) Je l’ai dit dans le passé, je vais le répéter : il y a des gens qui renient leur religion, il y a des gens qui sortent des sectes. Le prix à payer est bien sûr très élevé et ce prix est souvent la rupture des liens avec tes proches, ta famille et tes amis. Mais ça se fait. Il y a des gens qui sortent des Témoins de Jéhovah.

Le raisonnement est indigent. Sauter d’un avion sans parachute et en réchapper, ça se fait. Mais ce n’est pas pour autant que je tenterais l’expérience.

Plus globalement, cette approche se révèle inconséquente et ce, pour deux raisons :

4.1.1.1 – Une focalisation sur la Dimension de spiritualité

Reprenons ici notre schéma illustrant les deux dimensions de la religion.

L’approche largement majoritaire dans l’affaire Éloïse Dupuis met l’accent sur la spiritualité (ce que pense l’adepte en son for intérieur) et jamais sur la dimension d’église (le rôle de l’organisation des Témoins de Jéhovah).

C’est profondément illogique car le refus mortel des transfusions sanguines n’est pas inspiré par la croyance de l’adepte en Jéhovah mais imposé par le dogme édicté par l’église.

La meilleure preuve : l’interdiction des transfusions sanguines ne relève pas de la Bible mais d’une interprétation faite par la haute hiérarchie de l’organisation à partir de 1945, puis élevée au rang de cause d’excommunication en 1961. Une position d’autant plus dogmatique que, depuis 1945, elle a varié dans le temps… 

Source : WatchTowerInvestigated.wordpress.com

… mais aussi dans l’espace. Par exemple, en 1997, la Watch Tower Society (nom officiel de l’organisation internationale des Témoins de Jéhovah) a solennellement renoncé à l’interdiction des transfusions… en Bulgarie.

Eloïse Dupuis n’a donc pas été victime de ses croyances, mais de l’intransigeance de son église. Nuance !

4.1.1.2 – Une inversion de la hiérarchie édictée par le droit des libertés publiques

Cette faille du raisonnement est parfaitement illustrée, une fois encore, par l’article de Patrick Lagacé :

Tout indique qu'[Éloïse Dupuis] a librement choisi de rester dans une communauté qui croit que Lévitique 17:14 a préséance sur une transfusion sanguine, même une transfusion sanguine qui peut vous éviter la mort. (…) Je ne vois pas d’injustice ici, désolé. Mme Dupuis a fait le choix de ne pas sortir d’une religion qui met une interprétation de versets de la Bible au-delà de la vie humaine.
S’il y a une injustice, ici, c’est dans la naissance de ce bébé venu au monde dans une communauté de joyeux sautés qui utilisent un livre écrit il y a plusieurs siècles comme un mode d’emploi pour la vie au XXIe siècle. Ça, c’est d’une injustice qui fait hurler.

Je résume la pensée du journaliste :

Éloïse Dupuis est morte, la belle affaire : c’est de sa faute, elle n’avait qu’à avoir un peu de courage. Ce qui est vraiment grave, c’est qu’il existe des gens qui professent des âneries écrites il y a des siècles.

Autrement dit, pour Patrick Lagacé, le problème ne réside pas dans l’acte qui conduit à la mort d’une personne, mais dans la pensée sous-jacente.

C’est absurde. À deux niveaux :

  1. Eloïse Dupuis n’a pas été victime de ses croyances, mais de l’intransigeance de son église. Nuance !

    Comment peut-on considérer que la mort d’une personne est moins grave que les pensées de cette personne ?
  2. Comme nous l’avons vu dans la seconde partie, consacrée aux libertés publiques, la liberté de pensée est absolue et l’on ne peut donc reprocher à quiconque ses croyances en tant que telles ; mais l’on peut réprimer des actes commis en application de ces croyances.

Or, la vision de M. Lagacé est diamétralement opposée : le journaliste reproche aux Témoins de Jéhovah d’avoir des croyances arriérées, mais il considère que la mort d’Éloïse Dupuis est tout-à-fait juste !

Malheureusement, cette opinion inconsistante a également cours au sein de l’appareil d’État, qui nie encore et toujours la responsabilité du groupe. S’il ne s’agit ici que de négation du fait sectaire, d’autres commentateurs versent carrément dans ce que l’on peut qualifier de négationnisme sectaire.

4.1.2 – Les universitaires pro-sectes

Pour le sociologue des religions Alain Bouchard, l’affaire Éloïse Dupuis se résume à un problème de liberté et de volonté individuelle ; toute tentative de l’État de voir au-delà serait despotique :

Il faut faire confiance aux personnes. Si on commence à vouloir régler ce problème-là, on se met les pieds dans les plats. (…) Je ne voudrais pas qu’on ait à s’immiscer dans la tête des gens pour dire, par exemple, qu’Éloïse Dupuis n’avait pas vraiment le choix. Si on donne le pouvoir à l’État de décider sur ces questions-là, on s’approche de la dictature.

Voilà donc un sociologue, soi-disant spécialiste de la question, qui défend lui aussi la thèse de la responsabilité individuelle de l’adepte et nie le rôle du groupe social qu’est la secte. Étonnant de la part d’un universitaire dont la discipline ne concerne pas l’étude du for interne de l’individu mais au contraire les interactions sociales.

En fait, cela ne doit pas surprendre : depuis plus d’un quart de siècle, cette négation de la dangerosité du groupe sectaire est le leitmotiv de certains historiens et sociologues des religions, gravitant autour d’un centre international d’études des nouveaux mouvements religieux, le CESNUR.

Pour ces universitaires, ce que l’on appelle communément une secte, au sens péjoratif, n’est qu’un nouveau mouvement religieux (NMR), ostracisé en raison de sa nouveauté et/ou de l’exotisme de son dogme. C’est souvent vrai. Mais c’est aussi souvent faux : certaines organisations religieuses minoritaires sont controversées surtout à cause des actes infractionnels commis en leur sein. Une réalité maintes fois constatée, avec condamnations judiciaires à la clé. Une réalité que refusent pourtant d’accepter ces universitaires « cesnuriens ».

J’ai écrit souvent et longuement sur les apologistes des sectes, aussi bien dans une autre vie (au service de la République française) que sur ce blogue. ( 1234 ). Je ne voudrais pas avoir l’air de radoter. Toutefois, il est important de comprendre que, en matière de sectes et de droit, les dénégations d’un sociologue des religions ne sont pas parole d’évangile. Le sujet est complexe et il n’est pas central dans l’affaire qui nous retient ici. Aussi me contenterai-je d’expliquer brièvement pourquoi certains universitaires supposément indépendants prennent fait et cause pour des organisations religieuses controversées – voire criminelles.

Ces chercheurs en sciences sociales occupent des postes d’enseignant en université – ou au pré-universitaire. À ce titre, depuis des décennies, ils enchaînent les publications académiques sur un sujet apparemment anodin. Aussi, lorsqu’on vient leur expliquer qu’ils écrivent régulièrement des jolies choses sur des groupes dangereux, ces universitaires vont-ils reconnaitre leurs erreurs passées ? Certains, oui.

D’autres, non ; bien au contraire, ils vont défendre bec et ongles leur vision surannée parce que :

– ils n’ont pas pu se tromper à ce point durant aussi longtemps. Non, ce n’est pas possible, ils ne sont pas aussi bêtes…

– leur rente académique est menacée : si la preuve est faite que nombre de NMR sont en réalité des sectes nocives, leur établissement d’enseignement risque de ne plus subventionner, par exemple, une étude sur l’identité sexuelle des esprits au sein d’une organisation régulièrement condamnée en justice.

Dès lors, ces universitaires aux abois nous ravissent d’arguments plus spécieux les uns que les autres, pour tenter de nous convaincre que les sectes dangereuses, ça n’existe pas – ou si peu.

Ainsi, lorsque des faits délictuels, voire criminels, sont constatés dans le cadre d’un de ces NMR, ces universitaires prennent systématiquement la défense dudit mouvement, selon un plan de bataille en quatre phases successives :

  1. On répète que c’est la faute de l’adepte parce qu’il a choisi librement de vivre selon ses convictions religieuses, et que le gourou est lui aussi une victime.
  2. Quand il est prouvé au contraire que l’adepte a agi sous la contrainte, les apologistes estiment que c’est toujours de sa faute car il n’a pas souhaité quitter son église, alors qu’il pouvait le faire librement.
  3. Quand il est prouvé au contraire que les actes répréhensibles ont été réalisés dans le cadre de l’organisation et que l’adepte ne pouvait s’en extraire sans risque, les apologistes invoquent alors le « dérapage local » (les responsables de la filiale locale de l’organisation ont mal compris le dogme et l’ont appliqué de travers) ou le putsch (certains adeptes ont tenté de déposer le leader et ont perverti son message).
  4. Quand il est prouvé au contraire que c’est toute l’organisation qui est fautive, les apologistes entonnent alternativement ou cumulativement les mêmes antiennes :

a) c’est un complot de la police secrète, comme on a pu le lire à propos de l’Ordre du Temple solaire, de l’attentat au gaz sarin perpétré par Aum Shinrikyo, du massacre/suicide collectif du Temple du Peuple ou de la mort des adeptes de David Koresh à Waco (Texas) ;

b) les témoignages des apostats ne devraient jamais être pris en considération car ce sont des frustrés revanchards ;

c) les journalistes d’investigation sont bourrés de préjugés ;

d) les chercheurs critiques sont des suppôts des services de renseignement.

Pour qualifier ce phénomène, j’ai par le passé utilisé le vocable de négationnisme sectaire : les intéressés nient la dangerosité de certains mouvements sectaires, malgré l’existence de preuves contraires et ce, pour des raisons bassement matérielles.

Il faut donc savoir résister aux arguments avancés par certains universitaires et toujours revenir aux faits de l’espèce. Dès lors, on constate qu’il est possible – et souvent souhaitable – de rechercher l’éventuelle responsabilité de l’organisation religieuse dans les actes blâmables commis par ses adeptes.

Qu’en est-il dans l’affaire Éloïse Dupuis ? L’organisation des Témoins de Jéhovah a-t-elle exercé abusivement son autorité sur la jeune femme pour la contraindre à refuser les transfusions sanguines et à se laisser mourir ?

Si c’était le cas, il aurait été légitime pour un médecin :

  • hors urgence, de demander une injonction pour faire constater par un juge le vice du consentement ;
  • en cas d’urgence, de ne pas tenir compte du refus exprimé par la jeune femme lorsqu’il est devenu impératif de la transfuser pour sauver sa vie.

Pour établir cet abus d’autorité religieuse, on relèvera ici les éléments subjectifs, puis objectifs de ce vice du consentement.

4.2 – Les éléments subjectifs du vice du consentement

Il s’agit des éléments permettant d’établir la crainte causée par l’exercice abusif d’une autorité religieuse, telle qu’éprouvée par Éloïse Dupuis à l’hôpital.

4.2.1 – Éloïse Dupuis n’était pas une dévote

Éloïse Dupuis a obéi à un précepte religieux impératif tiré du dogme des Témoins de Jéhovah, alors que sa vie était en danger et qu’elle venait d’accoucher de son premier enfant. Cette stricte observance ne cadre guère avec la personnalité de la jeune femme, qui avait coutume de prendre certaines libertés avec l’orthodoxie jéhoviste.

Quatre éléments montrent clairement ce manque de dévotion au quotidien et tendent à prouver que son refus des transfusions sanguines relève d’une contrainte exercée par une autorité religieuse.

4.2.1.1 – Elle avait des amis intimes non jéhovistes

Si les Témoins de Jéhovah ne vivent pas en autarcie et se mêlent au monde extérieur, il leur est en revanche proscrit d’entretenir des relations intimes avec des personnes qui ne sont pas membres de l’organisation. Celle-ci établit en effet une stricte démarcation entre les Chrétiens (comprenez ”Témoins de Jéhovah”) et ce qu’elle appelle péjorativement les « gens du monde ».

Comme le mentionne ouvertement cette vidéo éducative produite par la Watch Tower Society :

De vrais amis peuvent être jeunes ou âgés. Du moment qu’ils aiment Jéhovah.

Cette autre vidéo de propagande, moyen-métrage de fiction à destination des adolescents jéhovistes, dit en substance la même chose, sur un ton plus mélodramatique :

Pourtant, Éloïse Dupuis avait plusieurs « vraies amies » qui n’appartenaient pas à la congrégation, avec qui elle sortait, allait au cinéma,…

Elle était également très proche de l’une de ses tantes, non-jéhoviste. Ce sont précisément ces personnes qui ont été les plus critiques quant aux circonstances de la mort d’Éloïse Dupuis et ont affirmé que la défunte n’était pas du genre à suivre un dogme aussi strict susceptible de la conduire à la mort.

4.2.1.2 – Elle regardait des films interdits

Par ailleurs, l’organisation des Témoins de Jéhovah interdit à ses ouailles de lire des livres et de regarder des films ou séries télé sur le thème des vampires.

Fantômes, vampires, loups-garous, sorcières et zombies : Ces êtres sont depuis longtemps associés au monde des esprits mauvais. Or la Bible montre clairement que nous devons nous opposer aux forces spirituelles méchantes, et non pas faire la fête avec elles (Éphésiens 6:12).

Pourtant, Éloïse Dupuis était une grande fan de la série de films Twilight. Elle portait même un bracelet de la franchise cinématographique. 

4.2.1.3 – Elle refusait de faire de la prédication

Faire de la prédication – c’est à dire de la propagande par le porte-à-porte ou sur la voie publique – est l’une des obligations du dogme jéhoviste. Dès leur plus jeune âge, les adeptes sont formés pour participer à ces activités :

Pourtant, selon la non-jéhoviste Cassandra Zelezen, sa « très grande amie » Éloïse Dupuis lui avait déclaré à diverses reprises qu’elle refusait catégoriquement de se livrer à la prédication (cf. cette entrevue radiodiffusée, à 3’50 »).

4.2.1.4 – Elle soignait “trop” son apparence

Ce point peut paraître anecdotique. Il est au contraire tout aussi révélateur du non-conformisme de la jeune femme au sein de sa congrégation.

Éloïse Dupuis portait un soin particulier à ses vêtements et elle se maquillait beaucoup plus que la grande majorité des femmes jéhovistes.

Le maquillage n’est pas prohibé chez les Témoins de Jéhovah mais il doit être discret. Il en va de même pour les vêtements et autres parures :

La femme qui se montre raisonnable dans sa manière de se vêtir, de se maquiller et de porter des bijoux gagne le respect des autres et honore son Créateur.

L’organisation se réfère encore et toujours à la Bible, notamment au 1er Épitre à Timothée, chapitre 2, versets 9 et 10 :

De même, je veux que les femmes se parent dans une tenue bien arrangée, avec modestie et bon sens, non pas avec des façons de se tresser les cheveux, et de l’or ou des perles ou des vêtements coûteux, mais comme il convient à des femmes qui déclarent révérer Dieu, c’est-à-dire grâce à des œuvres bonnes.

Éloïse Dupuis ne vivait donc pas dans l’orthodoxie jéhoviste. Il me parait dès lors improbable qu’elle ait librement consentie à mourir et à faire de son premier enfant à peine né un orphelin, juste pour obéir rigoureusement à un point du dogme.

Comme se le demandent divers commentateurs de l’affaire, pourquoi Éloïse Dupuis n’a-t-elle pas tout simplement abjurer sa foi ?  Il y a au moins deux raisons à cela.

4.2.2 – L’obéissance

Éloïse Dupuis était Témoin de Jéhovah depuis son enfance. Or, dès leur plus jeune âge, les Témoins de Jéhovah sont conditionnés à obéir aveuglément à leurs parents, dans le respect rigoureux du dogme.

Pour donner brièvement et clairement une idée de l’importance de ce point dans cette affaire, on regardera avec intérêt cette courte vidéo éducative produite par la Watch Tower Society à destination des enfants :

4.2.3 – La crainte de l’excommunication

Dans la société post-catholique québécoise, le concept d’excommunication peut prêter à sourire. Mais dans une organisation religieuse radicale, c’est un sujet extrêmement sérieux. Une telle sanction disciplinaire a des conséquences souvent très graves, au-delà du fait d’être séparé de sa famille et de ses amis dans la congrégation.

Quand ils sont rejetés de leur église, les ex-adeptes éprouvent de grandes difficultés à s’intégrer dans un monde extérieur qu’on leur avait continuellement appris à craindre.

En outre, pour la communauté des croyants, le seul enseignement qui importe est l’enseignement religieux. De fait, l’éducation issue du monde extérieur est fortement découragée, quand elle n’est pas purement et simplement interdite. Les adeptes de longue date sont donc généralement peu voire pas diplômés. Une fois excommuniés, ils ne trouvent que difficilement une place sur le marché du travail. On rencontre cette situation par exemple chez les Juifs hassidiques, les Mormons fondamentalistes, les Enfants de Dieu,…

Aussi nombre d’adeptes de ces groupes religieux hésitent-ils grandement avant de claquer la porte de leur église.

Qu’en est-il des Témoins de Jéhovah ?

Selon le dogme de la Watch Tower Society, tout membre qui accepte de recevoir des transfusions sanguines doit être exclu de l’organisation. C’est ce que divers passages de la bible jéhoviste évoquent sous le terme de retranchement, par exemple Lévitique 17:10 :

Quant à tout homme de la maison d’Israël ou à tout résident étranger qui réside comme étranger au milieu de vous, qui mange n’importe quelle sorte de sang, oui je tournerai ma face contre l’âme qui mange le sang et je la retrancherai bel et bien du milieu de son peuple.

Un adulte qui accepte une transfusion sanguine fait acte d’apostasie. Or, les membres de la congrégation doivent afficher une véritable haine envers l’apostat, malade mental que l’on ne peut tuer car les lois nationales l’interdisent…

L’ex-jéhoviste aura ensuite bien du mal à s’intégrer dans le monde extérieur et sur le marché du travail. En effet, les études post-secondaires sont fortement et continuellement découragées par les hautes instances de la Watch Tower Society.

De fait, une étude du Pew Research Center de 2015 a établi que, de tous les groupes religieux étasuniens, les Témoins de Jéhovah sont ceux qui ont le plus bas niveau d’études… 

…et le plus faible niveau de revenus.

On comprend dès lors que beaucoup d’apostats jéhovistes se retrouvent dans le dénuement. Tandis que d’autres se suicident.

On en conviendra, nous sommes ici bien loin de l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme :

Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction (…).

Mais ce n’est pas l’État qui est fautif ici. C’est bien l’organisation religieuse elle-même !

Au final, si Éloïse Dupuis avait été condamnée à l’excommunication pour avoir accepté une transfusion sanguine, elle aurait perdu tout soutien familial et aurait été bien en peine d’élever seule son enfant (si elle en avait obtenu la garde), son niveau d’études la cantonnant à des emplois précaires et/ou à faible salaire.

4.2.4 – Isoler temporairement le patient pour recevoir son libre consentement : une illusion

À l’hôpital, lorsqu’un patient Témoin de Jéhovah aurait besoin d’une transfusion sanguine, les médecins doivent s’assurer qu’il exprime en la matière un consentement libre ; pour ce faire, ils s’entretiennent avec lui hors la présence de tiers, comme l’explique le Dr Simon-Pierre Landry :

À ce moment-là, on est sûr qu’on n’a pas de « pression des pairs », [comme] on l’appelle, c’est à dire qu’on n’a pas la pression des gens de la communauté, des gens de la famille qui voudraient créer une pression sur le patient pour que [celui-ci] refuse la transfusion.

Dans bien des situations similaires vécues traditionnellement par le personnel hospitalier, nul doute que cette initiative peut avoir un impact. Mais dans le cadre d’un groupe religieux radical comme les Témoins de Jéhovah, compte tenu des éléments subjectifs énoncés plus haut, cette procédure en vue d’obtenir du patient un consentement libre est tout simplement illusoire.

◊ ◊ ◊

Par conséquent, il nous apparait qu’Éloïse Dupuis a éprouvé une crainte illégitime causée par un abus d’autorité religieuse.

Certes, tous les éléments avancés dans ce paragraphe ne pouvaient que difficilement être connus du personnel médical pour justifier des transfusions sanguines ”forcées” sur la jeune femme. Lesdits éléments n’auraient pu être établis que dans le cadre d’une action judiciaire.

Toutefois, médecins et infirmiers disposaient d’autres indicateurs, démontrant objectivement les pressions indues exercées à l’hôpital sur la jeune femme par son église. Ces éléments étaient de nature à légitimer des transfusions ”forcées” et à obtenir une validation judiciaire de cette décision, à postériori voire à priori, selon que l’on était ou non dans une situation d’urgence absolue.

4.3 – Les éléments objectifs du vice du consentement

S’il est un fait qui a été clairement établi dans cette affaire, c’est la présence pour le moins envahissante de membres des Témoins de Jéhovah autour et dans la chambre d’hôpital de la jeune femme. Des proches non-jéhovistes d’Éloïse Dupuis ont rapporté que ces adeptes les avaient empêchés d’entrer dans la chambre, tant que la jeune femme était vivante. Il ne fait guère de doute que, ce faisant, les Témoins de Jéhovah entendaient éviter que des profanes ne viennent convaincre la patiente de revenir sur son refus des transfusions sanguines.

Les intéressés réfutent cette hypothèse et assurent que la jeune femme avait pris sa décision en toute liberté. Mais dans ce cas, pour quelles raisons les Témoins de Jéhovah ont-ils empêché physiquement des non-adeptes de rendre visite à Éloïse Dupuis ? Si la décision émanait vraiment et librement d’elle et d’elle seule, qu’est-ce que la congrégation pouvait bien redouter ?

Cette incohérence atteste bien au contraire l’existence de pressions exercées sur la jeune femme par son église.

Le Ministre de la santé, Gaétan Barrette, lui-même ancien médecin, a reconnu explicitement, et à plusieurs reprises, qu’il avait observé l’influence des Témoins de Jéhovah sur leurs coreligionnaires hospitalisés :

Je peux vous dire que moi-même, je l’ai déjà vu. C’est tout à fait vrai. Dans le cas qui nous occupe, je ne peux pas commenter.

Et comme le dit fort justement le chroniqueur du journal Le Soleil, Gilbert Lavoie :

Il me semble que l’influence de ”l’endoctrinement” a été suffisamment démontrée, surtout quand le ministre en personne peut en témoigner.

Mais il y a mieux encore : la justice a déjà eu l’occasion d’attester de telles pressions sur le patient Témoin de Jéhovah, et de s’appuyer sur cet élément pour faire procéder à des transfusions ”forcées”.

4.3.1 – L’affaire Bettany Hughes

En 2002, en Alberta, la jeune Bethany Hughes, 16 ans, s’est retrouvée au cœur d’une controverse juridique. Adepte des Témoins de Jéhovah – tout comme sa mère avec qui elle vit –, elle est hospitalisée pour une leucémie mais refuse constamment les transfusions sanguines. Son père, non jéhoviste et divorcé de sa mère, prend l’initiative d’une action en justice pour forcer l’hôpital à pratiquer les transfusions sur sa fille. Il obtient finalement gain de cause en appel. Les Témoins de Jéhovah ont saisi la Cour suprême du Canada, laquelle a estimé leur pourvoi irrecevable.

De prime abord, cette affaire semble devoir être écartée de notre discussion car elle concerne une patiente mineure. Mais une analyse approfondie nous révèle au contraire son importance, dans le cadre de l’affaire Éloïse Dupuis.

Tout d’abord, la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a considéré que Bethany Hughes était une mineure mature (au sens de la common law), apte à prendre pour elle-même des décisions médicales sur des questions de vie ou de mort. Il ne s’agissait donc pas d’une affaire d’incapacité à consentir.

En revanche, l’Honorable C.A. Kent a établi qu’il y avait là vice du consentement, en raison de pressions indues exercées par les Témoins de Jéhovah sur la patiente pour la contraindre à ne pas revenir sur son refus des transfusions. Et la magistrate a fait procéder à des transfusions ”forcées” sur Bethany Hughes.

Dans les paragraphes 60 à 78 de sa décision, la juge Kent fait état des témoignages des membres du personnel médical chargé de soigner Bethany Hughes. Elle en conclut (c’est moi qui traduit et qui souligne) :

[78] On m’a dit que [Bethany Hughes] voulait témoigner devant moi. J’ai lu ses déclarations écrites sous serment et j’ai visionné l’enregistrement vidéo [de son témoignage]. Si elle témoignait effectivement devant moi, pourrais-je aujourd’hui considérer cet élément comme la preuve d’une volonté libre et éclairée ? Je ne le pourrais pas ; pas après les pressions et l’influence qu’elle a subies ces dernières semaines pour qu’elle maintienne sa position sur les transfusions sanguines. En administrant le traitement à [Bethany Hughes], durant les prochaines semaines, les autorités continueront à prendre en considération l’opinion de [Bethany Hughes]. Ils devraient également être particulièrement attentifs aux pressions qui ont été exercées et qui pourraient encore être exercées sur elle.

[78] I am told that B.H. wanted to testify before me. I read her affidavits and viewed the video. Can I now or could I, if she did testify, rely on the evidence coming from a free, informed will? I could not, not after the pressures and influences that have been brought to bear on her in the last few weeks to maintain her position on blood transfusions. In administering treatment to B.H. over the coming weeks, authorities will continue to be required to consider B.H.’s views. They, too, should be mindful of the pressures that are and may continue to be placed upon her.

L’avertissement judiciaire est d’autant plus légitime que ces pressions sur l’adepte sont systématiques.

4.3.2 – Des pressions systématiques

Surnommés péjorativement la « police du sang », les Comités de liaison hospitaliers (CLH) sont des structures locales des Témoins de Jéhovah. Ils se composent d’”anciens” triés sur le volet, au sein de la congrégation dans la région.

Chaque CLH réalise un travail de propagande auprès des hôpitaux de sa région. Ses membres rencontrent des médecins et leur présentent la position de l’organisation sur les transfusions sanguines. Ils les informent des types de composants du sang humain qui peuvent être acceptés par les adeptes.

Source : JWanalyze.wordpress.com

Ils leur présentent également l’état de la recherche médicale sur les produits de substitution au sang. Le CLH dresse par ailleurs une liste des chirurgiens qui se sont déclarés prêts à collaborer avec l’organisation, en cas d’interventions susceptibles de nécessiter des transfusions sanguines.

Mais le CLH se mobilise également en mode action directe dès que, localement, un adepte est hospitalisé en urgence et risque de devoir subir une transfusion sanguine. Un document interne, Le matériel du formateur du CLH (trad. Cyril Malka & Patrick Alain) prévoit que deux membres du Comité doivent alors se rendre dans l’hôpital concerné et s’assurer en tout temps que l’équipe médicale du patient respecte son refus des transfusions sanguines.

Outre les pressions sur le personnel médical, les membres du CLH dépêchés à l’hôpital s’appuient également sur les anciens de la congrégation locale et la famille du patient afin de s’assurer que ce dernier n’ait aucun contact avec le monde extérieur (ce qui serait susceptible de le faire changer d’avis et d’accepter les transfusions sanguines).

En France, la Mission interministérielle de lutte contre les sectes reprenait dans son rapport de 2001 (p. 94) une note de synthèse de la Direction centrale des renseignements généraux, pour expliquer que « les comités de liaison adressent des injonctions au malade et à son entourage.» Le document parle également de « pressions exercées » sur eux, en profitant de leur « situation de détresse.»

Alexandre Lavoie, ex-Témoin de Jéhovah québécois, auteur d’un site web critique sur l’organisation, a expliqué ces pressions sur l’adepte. Il a d’ailleurs précisé que lorsqu’il était encore un jeune membre du groupe, il avait lui-même exercé de telles pressions sur ses coreligionnaires hospitalisés, sous la houlette du CLH et des anciens de sa congrégation.

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En coupant ainsi le patient de toute communication avec le monde extérieur, l’organisation des Témoins de Jéhovah exerce sur l’adepte des pressions illégitimes, lequel adepte est ainsi maintenu dans la crainte de l’excommunication et de ses conséquences funestes sur lui et sa famille.

Il nous apparaît ainsi que le refus des transfusions sanguines exprimé par Éloïse Dupuis était invalidé en raison d’un vice du consentement : la crainte inspirée par l’exercice (ou la menace d’exercice) abusif d’une autorité, au sens de l’article 1403 du Code civil du Québec.

En conséquence, il était possible aux médecins traitants de l’Hôtel-Dieu de Lévis de procéder à des transfusions ”forcées” sur Éloïse Dupuis – ou tout du moins (hors urgence absolue) de demander à un juge de valider à priori ces transfusions.

Cela n’a malheureusement pas été le cas, l’hôpital ayant fui devant ses responsabilités en la matière.

5. Un certain manque de courage du côté de l’hôpital >>>

À propos de Arnaud Palisson

Arnaud Palisson, Ph.D. fut pendant plus de 10 ans officier de police et analyste du renseignement au Ministère de l'intérieur, à Paris (France). Installé à Montréal (Canada) depuis 2005, il y a travaillé dans le renseignement policier puis en sureté de l'aviation civile. Il se spécialise aujourd'hui dans la sécurité de l'information et la protection des renseignements personnels.