Qu’est-ce que le renseignement ? – 8ème partie

par Kristan Wheaton

Version originale : Sources & Methods http://ow.ly/qg87O – 9 juillet 2008

Traduit de l’anglais (américain) par AP

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Les précédentes tentatives de définition par les agences d’application de la loi et le secteur privé

La recherche d’une définition du renseignement ne se limite pas au domaine de la sécurité nationale. Les entreprises recueillent régulièrement du renseignement sur leurs concurrents et leur environnement économique. Pour leur part, les agences d’application de la loi ont repris un certain nombre d’outils issus du monde du renseignement, qu’elles ont adaptés dans le but de prévenir le crime et d’appréhender les malfaiteurs.

Si le concept de renseignement doit avoir un sens, il lui faut être suffisamment large pour englober non seulement la communauté de la sécurité nationale mais aussi celles du secteur des affaires et des forces de l’ordre. Si l’on ne parvenait pas à établir une telle définition globale, le concept même de renseignement pourrait en souffrir – peut-être fatalement.

[En anglais, le renseignement se dit intelligence. Or, dans le secteur privé, les activités de renseignement sont désignés par un terme utilisant le mot « intelligence » (prononcé à la française. Lorsque nous ferons mention du terme anglais intelligence, il sera ci-après écrit en italique – NdT]

Le renseignement dans le secteur privé souffre de deux maux. Tout d’abord, le mot intelligence en lui même a un sens très différent selon que l’on est un psychologue ou un membre de la communauté du renseignement de sécurité nationale. Pareillement, l’intelligence d’affaires (business intelligence – BI) signifie deux choses différentes pour bien des professionnels du monde des affaires.

La définition la plus commune de ce terme prend corps dans le contexte d’un système automatisé – en tout ou partie – d’aide à la prise de décision. Elle n’a rien à voir avec le type de renseignement dont il est question dans la présente série d’articles. Dans ce contexte, les professionnels des affaires utilisent le mot « intelligence » pour désigner ce qu’une compagnie connaît sur elle-même. En conséquence, le terme « intelligence » est plus étroitement lié à son acception psychologique qu’à celle des professionnels du renseignement de sécurité nationale.

Cette populaire définition de l’intelligence d’affaires est étroitement liée à tout un éventail de solutions logicielles qui gèrent une grande variété de données structurées relatives aux affaires, telles que les ventes, la rotation des stocks et la production. Les étudiants en renseignement qui recherchent des postes en « intelligence d’affaires » sont souvent frustrés, notamment par l’expérience exigée sur SAP, COGNOS ou tout autre logiciel de BI. Ce type d’intelligence d’affaires orienté à l’interne se fonde sur des données chiffrées brutes ; il ne fait pas du tout écho de l’intelligence orientée à l’externe, concept avec lequel les étudiants en renseignement sont familiers. Pourtant, c’est un fait, il s’agit là de la signification la plus répandue de l’ « intelligence d’affaires » dans le secteur privé.

Au-delà de cette fausse note causée par le vocable « intelligence d’affaires », le renseignement dans le secteur privé est affecté d’un autre problème : la diffusion. Dans le monde des affaires, il existe tellement de fonctions qui se rapprochent du renseignement qu’il s’est avéré très difficile de déterminer ce que le renseignement signifie exactement dans le secteur privé. Par exemple, des analystes du renseignement travaillent aussi bien dans des sections de mercatique que de sûreté du personnel (en particulier dans des sociétés présentes au niveau mondial). Les analystes du renseignement aident à la réalisation d’enquêtes d’antécédents dans le cadre d’investigations préembauche dans le secteur bancaire (ce faisant, ils ressemblent alors beaucoup à des professionnels de police) ; mais ils participent également de manière plus traditionnelle, à des « évaluations du risque politique » pour des firmes de consultants en affaires telles que Price-Waterhouse-Coopers (en recourant à des méthodes, des données et des outils similaires à ceux de la CIA). Les analystes financiers qui tentent de prévoir le prochain bon placement et les analystes en renseignement surveillant la concurrence observent donc globalement les données, en ayant en tête des objectifs parfois identiques ; mais on les considère comme appartenant à des professions totalement différentes.

Pour ceux qui les exercent, les distinctions entre ces métiers semblent très réelles ; mais à bien des égards, ces différences ne sont que des questions d’échelle ou de cible, et non de méthode ou d’objectif final. Par ailleurs, dans de nombreux cas, les agissements de la communauté du renseignement du secteur privé ressemble à s’y méprendre à celles du renseignement policier ou de sécurité nationale. Les seules différences ont trait aux questions suivantes : Qui paie le salaire de ces professionnels ? Et dans quel but ce renseignement est-il produit ?

Dans la communauté du renseignement du secteur privé, la diffusion est similaire à celle qui avait cours dans les premiers temps de la communauté de la sécurité nationale, quand l’information était diffusée en silo (stovepipes), selon des canaux de transmission dont la dénomination révèle la nature des informations traitées.

[Le stovepiping désigne une façon de produire du renseignement sans partage interagences de l’information brute recueillie ou du renseignement final produit. Le terme peut également désigner une organisation ou un système qui recueille de l’information brute relative à une problématique spécifique (dont l’organisation qui la traite tire son nom), puis qui la transmet directement aux décideurs, sans analyse. On parle alors plus spécifiquement de piping, ce qui se traduit en français par le verbe siphonner. – NdT]

La communauté américaine du renseignement se débat encore avec ses silos. Et il est fort probable que le secteur privé restera empêtré dans les siens durant encore un certain temps. Malgré tout, certains de ces canaux de diffusion ont tenté à diverses reprises de définir le renseignement. Par exemple, la Strategic and Competitive Intelligence Professionals définit le renseignement comme :

sciptoute agrégation de données, d’informations et de connaissances portant sur l’environnement d’affaires dans lequel une compagnie exerce ses activités, et sur la base desquelles on dégage un avantage concurrentiel ou on prend des décisions appropriées.

Cette description ressemble fort à l’une de ces définitions du genre « le renseignement est une information » ; mais elle y ajoute un élément qui ne nous est d’aucun secours, lequel implique que si une décision n’est pas prise sur le fondement du renseignement, alors ce n’est pas du renseignement.

La communauté du renseignement policier s’en tire un peu mieux, mais à peine. Par exemple, le National Criminal Intelligence Sharing Plan (Plan national de partage du renseignement criminel), publié par le Ministère de la Justice (Department of Justice – DOJ) en octobre 2003 définit le renseignement comme :

Le produit d’un travail systématique de collecte, d’évaluation et de synthèse de données brutes concernant des individus ou des activités suspectés ou connus comme criminels par nature.

Cette définition allait plus loin que toutes les autres, car elle considérait le renseignement comme davantage que de la simple information ; mais elle a choisi de limiter son champ d’application de sorte qu’elle a ignoré une des grandes avancées théoriques de la justice criminelle des dernières années : la police orientée vers la communauté (community-oriented policing). Le Ministère de la Justice définit celle-ci comme « une philosophie des activités policières qui promeut et soutient des stratégies visant à traiter les causes et à réduire la crainte de la criminalité et des désordres sociaux et ce, grâce à des tactiques de résolution de problèmes et des partenariats entre la police et la société civile.

Un renseignement qui ne participerait pas à ces initiatives – consacrées exclusivement aux individus criminalisés et à leurs activités interlopes – apparaîtrait considérablement moins utile à cette stratégie policière moderne. C’est peut-être pourquoi la communauté des agences d’application de la loi a choisi d’élaborer une définition différente, dans un rapport de novembre 2004 publié par le DOJ, intitulé Law Enforcement Intelligence, A Guide for State, Local and Tribal Law Enforcement Agencies :

Department of JusticeLe renseignement de type policier est le PRODUIT d’un processus analytique qui fournit une PERSPECTIVE INTÉGRÉE à des informations disparates relatives à la criminalité, aux tendances criminelles, aux menaces criminelles et de sûreté, ainsi qu’aux conditions associées à la délinquance.

(Les majuscules figurent dans le texte original).

Cela aurait pu être interprété comme une avancée en matière de renseignement policier, un progrès par rapport à une façon de pensée surannée… Si ce n’était le fait que, au cours du même mois de novembre 2004, paraissait une autre publication (financée, bien sûr, par le DOJ) remettant en vigueur la définition de 2003 ! Le document intitué Law Enforcement Analytic Standards était une tentative d’établir des standards à minima pour les analystes du renseignement policier. Il puisait son orientation théorique dans le National Criminal Intelligence Sharing Plan et, par conséquent, visait « une baisse des taux de criminalité, que ce soit par la compréhension, l’élimination, la dissuasion ou la réduction des opportunités [d’infraction].» Cet étrange dualité de définitions ne fait qu’obscurcir davantage les eaux troubles de la doctrine en la matière.

À propos de Kristan Wheaton

Kristan Wheaton, J.D., est maitre de conférences à l’Institute for Intelligence Studies de la Mercyhurst University à Erie, Pennsylvanie (États-Unis). Ancien analyste du renseignement pour l’US Army, il fut notamment chef analyste pour l’Europe, au sein de la Direction du renseignement de l’US European Command, à Stuttgart.