Témoins de Jéhovah et transfusions sanguines – La jeune fille et la mort (2/6)

Sommaire de cette série

2 – La liberté religieuse n’est pas absolue

Si un citoyen s’immole par le feu en place publique pour protester contre la persécution religieuse dont est victime son église, doit-on le regarder brûler jusqu’à ce que mort s’ensuive, sous prétexte qu’il exerce ainsi sa liberté religieuse ?

Si un citoyen s’immole par le feu en place publique pour protester contre la politique fiscale qui a anéanti son entreprise, doit-on le regarder brûler jusqu’à ce que mort s’ensuive, sous prétexte qu’il manifeste ainsi ses convictions politiques ?

Pour une raison que la raison ignore, nombre de commentateurs de l’affaire Éloïse Dupuis répondraient différemment à ces deux questions (cf. article précédent). Il semble en effet que, pour eux, la liberté religieuse s’impose avec une telle force, une telle évidence, qu’ils refusent à l’État toute ingérence en la matière et ce, même lorsque la vie humaine est en jeu.

La liberté religieuse est-elle plus importante que les autres libertés fondamentales ? Échappe-t-elle nécessairement au contrôle de la loi et du juge ?

Non et non, bien évidemment.

2.1 – Liberté religieuse et libertés publiques

On considère traditionnellement la religion comme la réunion de deux éléments :

  • un élément subjectif : la relation qu’entretient un individu avec la transcendance, avec un Être suprême. C’est ce que l’on appelle la spiritualité.
  • un élément objectif : la relation entretenue entre des individus qui ont en commun cette spiritualité. Cette communauté de croyants est appelée église (du grec ekklesia, qui signifie assemblée).
Les deux éléments constitutifs de la religion – AP

La liberté religieuse, pour sa part, s’inscrit dans le corpus juridique des libertés publiques. On peut les définir comme l’ensemble des droits des personnes que le gouvernement d’un État ne peut restreindre ou supprimer que par la loi, dans le respect de principes juridiques supérieurs (constitution, convention ou traité international, etc.).

Dans les démocraties occidentales, ces libertés sont énoncées par divers textes supralégislatifs. Nous nous référerons ici principalement à :

Ces deux derniers textes ont notamment inspiré les rédacteurs de la Charte des droits et libertés de la personne (Québec, 1976) et ceux de la Charte canadienne des droits et libertés (1982).

Les libertés publiques sont de deux types :

2.1.1 – Les libertés individuelles

Également dénommées libertés fondamentales ou droits fondamentaux, elles sont l’ensemble des droits essentiels pour l’individu dans un État de droit et dans une société démocratique. Parmi elles, on citera :

  • la liberté de pensée,
  • la liberté d’expression,
  • la liberté de communication,
  • la liberté de circulation (ou liberté d’aller et venir),
  • la liberté économique,
  • la liberté contractuelle, etc.

2.1.2 – Les libertés collectives

Elles s’exercent en groupe. C’est le cas, par exemple, de :

  • la liberté de réunion,
  • la liberté d’association,
  • la liberté de manifester,
  • la liberté de la presse, etc.

2.1.3 – Les composantes de la liberté religieuse

Vous l’aurez remarqué, je n’ai pas mentionné la liberté religieuse. Il y a à cela deux raisons.

Tout d’abord, les textes supralégislatifs susmentionnés ne parlent jamais de « liberté religieuse » (ils évoquent la « liberté de religion », ce qui est différent – comme nous le verrons plus loin).

Ensuite, la liberté religieuse n’est pas un tout indivisible. Elle n’est en fait que l’accumulation de plusieurs libertés publiques, exercées dans un contexte restreint (le domaine religieux). C’est cet agrégat que l’on dénomme « liberté religieuse ».

Il ne s’agit pas là de coquetteries de juriste : ces postulats trop souvent négligés sont pourtant ceux qui viennent battre en brèche les regrettables déclarations de certains faiseurs d’opinion, légitimant la mort d’Éloïse Dupuis par la nécessaire non-intervention de l’État.

La liberté religieuse est donc par essence hétérogène. Elle se compose de :

  • la liberté de conscience religieuse – qui relève avant tout de la spiritualité de l’adepte – ;
  • la liberté de culte – qui s’inscrit davantage dans le rapport de l’adepte à son église.

On trouvera ci-dessous un schéma (nécessairement simplificateur) rendant compte de la complexité du sujet.

La liberté religieuse, agrégat de libertés publiques, exercées dans un contexte religieux – AP

2.2 – La liberté de conscience religieuse

2.2.1 – Qu’est-ce que la liberté de conscience ?

La liberté de conscience est une composante de la liberté de pensée, cette liberté essentielle qu’a l’individu de penser ce qu’il veut, d’avoir les opinions qu’il veut ; et ce aussi bien en matière religieuse, que politique, philosophique, sociale, etc.

La liberté de conscience désigne la liberté qu’a l’individu de choisir les valeurs ou les principes qui vont guider son existence.

Dans un contexte religieux, la liberté de conscience permet à l’individu :

  1. de choisir sa spiritualité ou sa religion,
  2. de choisir les valeurs ou principes religieux qui vont guider son existence.
  3. d’en changer,
  4. de ne pas en avoir.

Note : Les points 1,3 et 4 constituent la liberté de religion. L’appellation prête à confusion, la liberté de religion n’étant qu’une composante de la liberté religieuse.

2.2.2 – La liberté de conscience peut-elle être limitée par l’État ?

La DDHC énonce :

Article 4. – La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi.

Par ailleurs, Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques dispose en son article 18 :

1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté d’avoir ou d’adopter une religion ou une conviction de son choix (…)
2. Nul ne subira de contrainte pouvant porter atteinte à sa liberté d’avoir ou d’adopter une religion ou une conviction de son choix. (…)

Or, la liberté de pensée concerne uniquement le for interne de la personne. En conséquence, elle ne peut pas nuire objectivement à autrui. Elle n’empêche en rien les autres membres de la société de jouir de cette même liberté.

En conséquence, dans un État de droit et une société démocratique, la liberté de pensée – et donc la liberté de conscience religieuse – est absolue. Les autorités ne peuvent aucunement la limiter, même par la loi.

Quiconque veut restreindre cette liberté doit pour ce faire agir sur le for interne de l’individu. C’est l’apanage des dictatures les plus dures.

2.3 – La liberté de culte

Cette liberté agrège elle-même plusieurs libertés publiques, exercées dans un contexte religieux. Les principales sont deux libertés individuelles :

2.3.1 – La liberté d’expression des opinions religieuses

Cela recouvre la notion de communication, de transfert d’information, relativement à ses opinions, et ce, par la parole, par l’écrit ou par tout autre support de l’information.

2.3.2 – La liberté de manifestation des opinions religieuses

Attention : nous distinguerons :

  • la liberté de manifester, au sens de rassemblement public – que nous avons précédemment répertoriée comme liberté collective.
  • la liberté de manifestation des opinions. Le terme « manifestation » est employé ici au sens d’action de rendre manifeste.

On ne se situe plus en effet dans l’expression de l’opinion (par la transmission d’une information) mais dans la réalisation d’actes qui rendent manifestes les convictions de l’agent.

On se rapproche d’ailleurs ici de l’acception religieuse du terme manifestation, à savoir un acte par lequel on révèle ce qui, autrement, ne serait pas perceptible.

La liberté de manifestation de ses convictions religieuses vise par conséquent la réalisation d’actes inspirés ou motivés par lesdites convictions.

L’individu peut exercer ses libertés d’expression et de manifestation de ses convictions religieuses :
• soit dans son espace privé,
• soit au sein de son église, par la prière ou toute autre activité prévue dans la liturgie de ladite église, par l’éducation religieuse, etc.
• soit à l’extérieur de ce groupe : prosélytisme, prières en public, processions, manifestations sur la voie publique, etc.

Dans ces deux derniers cas, la liberté de culte agrège également des libertés collectives :

  • la liberté de réunion, qui permet la tenue de cérémonies cultuelles ;
  • la liberté d’association, grâce à laquelle une église peut exister de façon ostensible – et non clandestine – ;
  • la liberté de manifester, etc.

2.3.3 – La liberté de culte peut-elle être limitée par L’État ?

Note : je ne détaillerai pas ici les limitations légales des libertés collectives exercées dans le cadre de la liberté de culte – lesquelles nous intéressent moins en l’espèce. Ces limitations sont expressément prévues par plusieurs des textes précédemment cités (cf. notamment les articles 11 de la CEDH, 21 et 22 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques).

2.3.3.1 – Les Limitations légales de la liberté d’expression de ses convictions religieuses

Plusieurs textes supralégislatifs nationaux et internationaux énoncent clairement que l’État peut limiter cette liberté, par la loi, dans certaines conditions.

Ainsi, la DDHC française de 1789 dispose :

Article 11. – La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi.

Pareillement, la CEDH énonce :

Article 10. – Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (…)
L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi (…).

Citons enfin, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de l’ONU qui déclare, en son article 19 :

1. Nul ne peut être inquiété pour ses opinions.
2. Toute personne a droit à la liberté d’expression ; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix.
3. L’exercice des libertés prévues au paragraphe 2 du présent article comporte des devoirs spéciaux et des responsabilités spéciales. Il peut en conséquence être soumis à certaines restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires :
     a)  au respect des droits ou de la réputation d’autrui ;
     b)  à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques.

Ainsi, nombre d’États démocratiques incriminent la diffamation, l’injure, l’incitation à la haine raciale, la négation des crimes contre l’humanité,… Parfois, les États sont même contraints d’incriminer de tels comportements, en vertu d’un texte supralégislatif (cf. par exemple l’article 20 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques).

La liberté d’expression de ses convictions religieuses est soumise aux mêmes limitations que la liberté d’expression de ses opinions en tout autre domaine (politique, philosophique, sociale ou autre). Injurier une personne pour des raisons religieuses n’en demeure pas moins une injure aux yeux de la loi et peut, à ce titre, être réprimé par les tribunaux étatiques. Et peu importe que le dogme religieux de l’injurieur justifie cette pratique.

2.3.3.2 – Les limitations légales à la liberté de manifestation de ses convictions religieuses

La DDHC française a établi la norme en la matière :

Article 10. – Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi.

Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de l’ONU a établi une formulation plus précise, en son article 18, al 3 :

La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet que des seules restrictions prévues par la loi et qui sont nécessaires à la protection de la sécurité, de l’ordre et de la santé publique, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d’autrui.

La formulation est reprise quasiment à l’identique par la CEDH, en son article 9 alinéa 2.

La manifestation de ses opinions, sous forme d’actes inspirés par elles, peut donc être limitée par la loi. Dans les faits, cette liberté connait d’ailleurs des restrictions encore plus nombreuses que la liberté d’expression.

La commission d’actes à des fins ou en vertu d’idées religieuses connait évidemment les mêmes limites.

Il faut ici signaler l’arrêt Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto (1995) de la Cour suprême du Canada qui énonce :

Bien que la liberté de croyance puisse être vaste, la liberté d’agir suivant ces croyances est beaucoup plus restreinte, puisqu’elle est assujettie aux restrictions qui sont nécessaires pour préserver les libertés et droits fondamentaux d’autrui.

Ainsi, une organisation catholique intégriste peut certes manifester légalement contre l’avortement, elle ne peut pas en revanche bloquer impunément l’entrée d’un centre de planning familial.

Un djihadiste a le droit de prêcher qu’Allah est le seul dieu et Mahomet est son prophète. Il ne peut pas pour autant commettre une attaque au pistolet mitrailleur dans un centre commercial, pour mieux appuyer son argumentaire religieux auprès des infidèles.

Du point de vue des libertés publiques – et du droit pénal –, la motivation de l’acte ne devrait d’ailleurs jamais être prise en considération (comme je l’expliquais ici, à propos de la motivation terroriste).

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En résumé, dans un État de droit et dans une société démocratique, si l’on a le droit de penser ce que l’on veut, on ne peut pas dire ce que l’on veut ; et encore moins faire ce que l’on veut.

Degrés de restriction légale des libertés publiques – AP

Même dans une société démocratique, la liberté religieuse n’est pas absolue :

  • la loi peut limiter voire interdire l’exercice de certaines libertés publiques – même dans un cadre religieux ;
  • le juge peut être amené à se prononcer sur l’exercice de certaines de ces libertés publiques et, le cas échéant, réprimer leur exercice illégitime – même s’il est motivé par des considérations religieuses.

Comble de l’ironie, l’Église catholique elle-même a reconnu cette nécessaire intervention du pouvoir civil dans les affaires religieuses, notamment au § 7 de sa Déclaration Dignitatis Humanæ sur la liberté religieuse, lors du Concile Vatican II (souligné par moi) :

7. C’est dans la société humaine que s’exerce le droit à la liberté en matière religieuse, aussi son usage est-il soumis à certaines règles qui le tempèrent. (…) En outre, comme la société civile a le droit de se protéger contre les abus qui pourraient naître sous prétexte de liberté religieuse, c’est surtout au pouvoir civil qu’il revient d’assurer cette protection ; ce qui ne doit pas se faire arbitrairement et à l’injuste faveur d’un parti mais selon des normes juridiques, conformes à l’ordre moral objectif, requises par l’efficace sauvegarde des droits de tous les citoyens et de leur pacifique accord, et par un souci adéquat de cette authentique paix publique qui consiste dans une vie vécue en commun sur la base d’une vraie justice, ainsi que par le maintien, qui se doit, de la moralité publique.

Prétendre – comme l’ont fait récemment certains commentateurs québécois – que l’État n’a pas à s’immiscer dans les affaires religieuses est donc un non-sens.

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C’est par conviction religieuse qu’Éloïse Dupuis a refusé de consentir à des transfusions sanguines, préférant ainsi se laisser mourir. Sommes-nous ici dans un cas où la liberté religieuse peut être limitée par la loi et le juge ?

Il ne fait aucun doute que ce refus déborde largement de la liberté de conscience de l’adepte. On va même au-delà d’une simple expression des convictions religieuses : Éloïse Dupuis ne s’est pas contentée de dire : je veux mourir pour mes convictions religieuses. Elle a contraint le corps médical à agir de sorte qu’elle reçoive des traitements autres que des transfusions sanguines.

C’est donc bien dans le domaine des actes inspirés par les convictions religieuses que l’on se trouve en l’espèce, domaine de la liberté religieuse le plus susceptible d’être visé par la loi et contrôlé par le juge.

Dans un tel cas, ce contrôle peut s’opérer en considérant deux éléments :

  • La validité du consentement – que nous détaillerons dans les deux prochaines parties – ;
  • L’obligation du médecin d’agir en cas d’urgence – dont nous parlerons dans le dernier article de cette série.

3 – La validité du refus des transfusions >>>

À propos de Arnaud Palisson

Arnaud Palisson, Ph.D. fut pendant plus de 10 ans officier de police et analyste du renseignement au Ministère de l'intérieur, à Paris (France). Installé à Montréal (Canada) depuis 2005, il y a travaillé dans le renseignement policier puis en sureté de l'aviation civile. Il se spécialise aujourd'hui dans la sécurité de l'information et la protection des renseignements personnels.