Qu’est-ce que le renseignement ? – 7ème partie

par Kristan Wheaton

Version originale : Sources & Methods
http://ow.ly/h7DVg – 7 juillet 2008

Traduit de l’anglais (américain) par AP

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Les précédentes tentatives de définition par les experts

Si le Congrès n’est pas en mesure de fournir une définition utile du renseignement… Si les agences qui font le renseignement ne le peuvent pas non plus… Normalement, les professionnels qui consacrent leur carrière à l’étude et à la pratique de cet art singulier devraient réussir là où les autres ont échoué. Mais ils n’ont eu guère plus de succès.

Au cours des dernières années, celui qui a peut-être le plus contribué à ce champ d’études est Michael Warner, Ph.D., un ancien membre du département d’histoire de la CIA, qui travaille aujourd’hui à l’ODNI. Dans son article Wanted : A Definition of Intelligence, Warner part de la définition de Sherman Kent en 1949 selon laquelle le renseignement est :

la connaissance dont nos civils et militaires haut placés doivent disposer pour assurer la protection de la Nation.

puis il passe en revue 17 tentatives historiques différentes destinées à définir le renseignement. Son analyse sophistiquée parvient à la même conclusion que la présente série d’articles, à savoir que le renseignement doit être plus que de la simple information. Mais pour Warner, la pièce manquante, c’est le secret. Il ajoute cette nuance à sa définition du renseignement  :

Activité secrète de l’État visant à comprendre ou à influencer les entités étrangères.

 Mais cette description apparait encore trop limitée.

Tout d’abord, parce que les États mènent diverses activités d’influence sur des entités étrangères qui, bien que secrètes, ne sont généralement pas considérées comme du renseignement : c’est le cas notamment de la planification des guerres ou des programmes de recherche et développement pour améliorer les systèmes d’armement. Par ailleurs, il existe d’importantes activités destinées à comprendre des entités étrangères – comme les recherches via Internet conduites par des analystes –, activités que l’on considère notoirement comme du renseignement non secret. Même Sherman Kent a reconnu dès 1949 que la plupart des informations utilisées par les professionnels du renseignement ne sont pas secrètes :

Une part de cette connaissance peut être acquise par des moyens clandestins, mais en majeure partie, elle doit être obtenue de façon fort peu exaltante par l’observation et la recherche [de l’information] disponible librement et en toute légalité.

Au bout du compte, cette discussion revient à couper les cheveux en quatre. Car ce que Warner tente de développer, c’est une définition plus globale du renseignement de sécurité nationale ; une définition applicable largement et qui ne part pas en lambeaux sur les bords. C’est dans cette optique qu’il a ajouté un facteur, le secret, qui pour bien des gens constitue un élément essentiel du renseignement – il s’agit même de la première chose qui leur vient à l’esprit lorsqu’ils pensent au mot « renseignement ». Quelle place tient donc le secret quand il s’agit de définir le renseignement ?

La question du secret dans une définition du renseignement

Warner fait vraisemblablement référence en premier lieu au secret des opérations – un outil vital pour préserver certaines sources et méthodes de renseignement. Mais il n’est pas évident que le secret soit nécessaire dans toutes les situations, notamment lorsque l’on considère le renseignement au sens large. De nombreuses notions en renseignement de sécurité nationale incluent le concept de secret. Mais ce n’est que rarement le cas pour les agences d’application de la loi ; les entreprises commerciales pour leur part cherchent à s’écarter du concept. À ces différents types d’approche correspondent, pour ces organisations, des objectifs différents. Les agences d’application de la loi doivent traduire un criminel devant un tribunal et – tout du moins aux États-Unis – l’accusé doit être confronté à son accusateur dans un procès public. Toute question d’ordre opérationnel doit respecter les prescriptions de la Constitution des É.-U. Dans le secteur des affaires, la plupart des activités traditionnelles de renseignement de sécurité nationale sont illégales. Les entreprises paient chèrement toute violation des lois et règlements et la plupart d’entre elles détestent être prises la main dans le sac, en train de se livrer à des activités de renseignement pour le moins… stéréotypées.

Même au sein du landerneau de la sécurité nationale, l’idée qui veut que seules des activités secrètes puissent être qualifiées de renseignement s’avère aux antipodes de l’orientation actuelle de la communauté elle-même. La Commission sur les capacités de renseignement des États-Unis relativement aux armes de destruction massive n’a émis aucune recommandation dans le sens d’un renforcement du secret – ces recommandations ont presque toutes été adoptées en l’état par le Président George W. Bush. La commission est même allée dans la direction opposée, martelant :

Nous sommes convaincus que les analystes qui recourent à l’information de source ouverte [c’est à dire non secrète] peuvent être plus efficaces que ceux qui n’y recourent pas.

Ces notions institutionnelles de secret ne peuvent pas entrer – et n’entrent pas – dans la définition des activités de renseignement. Mais d’un autre côté, des notions générales de secret imprègnent les trois domaines [sécurité nationale, activités de police et secteur des affaires – NdT]. La police garde généralement secret l’avancement de ses enquêtes ; et les entreprises comme Apple Computer sont notoirement connues pour leur culte du secret. Même dans l’exemple utilisé précédemment dans lequel vous faisiez des recherches pour acheter une voiture, il était dans votre intérêt de maintenir une certaine dose de secret quant à vos intentions, votre budget, vos préférences, afin que vous puissiez faire une bonne affaire. La valeur du secret pour les affaires personnelles est reconnue depuis bien longtemps.

Le poète latin Sénèque a écrit :

Si vous voulez que l’on garde votre secret, le plus sûr est de le garder vous-même.

Le Dr Samuel Johnson, essayiste anglais du XVIIIème siècle, a consigné :

Conserver ses propres secrets est pure sagesse ; espérer que d’autres les gardent est pure folie.

Et même Benjamin Franklin a donné son avis sur la question :

Trois personnes peuvent garder un secret si deux d’entre elles sont mortes.

Mais même dans ces exemples du quotidien, entretenir le secret dans son propre intérêt peut s’avérer néfaste. Considérons par exemple la réponse « Pas de commentaire » faite lors d’une conférence de presse. La première impression est souvent que l’orateur cache quelque chose, qu’il y a là anguille sous roche. La plupart des professionnels de la communication conseillent aux organisations de parler volontiers des affaires dont on peut parler et d’éviter de laisser transparaître l’existence du moindre secret dès que cette confidentialité est excessive ou superflue. Dans son discours de 2008 au National Press Club, le directeur du FBI Robert Mueller a déclaré :

Nous devons reconnaitre que nous obtenons beaucoup de succès en tant qu’agence de renseignements généraux et d’application de la loi. Mais nous devons être aussi transparents que possible.

Le secret doit donc servir un objectif. Les exemples donnés plus haut peuvent servir de guide. Dans les cas où le secret est de valeur, il sert à protéger les options présentes et futures qui s’offrent à un décideur. La police, par exemple, garde secret le fruit de ses investigations afin que les criminels qu’elle poursuit ne s’enfuient pas avant que l’on puisse les capturer ; les entreprises gardent leurs secrets afin de conserver un avantage concurrentiel ; et les pays gardent le secret sur leurs activités pour mener plus efficacement leurs efforts diplomatiques ou leurs guerres. Le secret, dans son sens général comme institutionnel, n’est donc pas un élément essentiel du renseignement, mais plutôt une composante, un possible procédé, qu’il convient de considérer selon les besoins du décideur pour qui travaille l’unité de renseignement.

La conséquence logique de cette acception du secret est que, tout d’abord, si le secret n’apporte aucun avantage, alors il est superflu, voire néfaste. Ensuite, dès lors que les options présentes et futures d’un décideur n’ont plus à être tenues secrètes, l’unité de renseignement et ledit décideur peuvent rendre publics leurs activités, procédures et documents. L’un des exemples les plus étonnants de la mise en application de ce principe fut le breffage complet du Général Norman Schwarzkopf, dans les heures qui ont suivi la fin des hostilités de la Guerre du Golfe en 1991, concernant à la fois le renseignement disponible et les opérations menées par les forces de la Coalition durant le conflit. Avec la fin des combats, les plans et les renseignements sur lesquels ils se basaient n’avaient plus de raisons d’être tenus secrets.

Les besoins des décideurs et le rôle des opérations secrètes dans la définition du renseignement

Outre la question du secret, les décideurs veulent également obtenir des professionnels du renseignement davantage qu’une simple « compréhension » d’un sujet donné. La très respectée Taxonomie des objectifs éducatifs de Benjamin Bloom place la « compréhension » un niveau au-dessus de la « connaissance », laquelle figure au degré le plus bas de l’échelle des objectifs. Nombre de décideurs – et plus particulièrement ceux qui ont déjà été élus ou nommés à de hautes fonctions – ont à la base une fine compréhension du domaine relevant de leur portefeuille. Ils veulent obtenir une prévision [foreknowledge] et non une simple connaissance [knowledge]. Et ce sont les objectifs des niveaux supérieurs [de la taxonomie] que sont l’analyse, la synthèse et l’évaluation qui semblent correspondre le mieux à ce que les décideurs attendent du renseignement.

Warner avance également l’idée que le renseignement de sécurité nationale traite de l’influence sur des entités étrangères (cet aspect ne se justifie pas dans un contexte de renseignement criminel ou économique ; mais ce n’est manifestement pas là l’objectif de Warner). Ici aussi, on pourrait ergoter. Ainsi, les initiatives diplomatiques – souvent menées en secret dans le but d’influencer une activité étrangère – ne sont pas traditionnellement considérées comme des activités de renseignement. Mais Warner fait ici vraisemblablement référence aux opérations secrètes telles que l’assassinat ou le coup d’État ourdi en sous-main. Comme la confidentialité, les opérations secrètes font partie intégrante de la représentation qu’une personne normale se fait du renseignement et de son rôle. Cette vision n’est pas nécessairement déformée. En effet, l’actuel énoncé de la mission de la CIA mentionne que l’agence se livre à la collecte et à l’analyse de l’information d’une part, et à la conduite d’opérations secrètes d’autre part.

Il existe toutefois une grande différence entre collecter/analyser de l’information sur un contexte donné et mener des actions dans ce contexte. À cet égard, la définition de Warner soulève une question intéressante : les actions secrètes constituent-elles un aspect fondamental de la définition du renseignement ? Traditionnellement, on fait ici état de deux grandes écoles de pensée. La première se base sur les faits historiques et sur l’idée largement répandue selon laquelle les actions secrètes sont connectées au renseignement. La seconde (dont je me réclame) souligne les raisons opérationnelles et psychologiques pour lesquelles la conduite de la politique en général et les actions secrètes en particulier devraient être exclues de la définition du renseignement.

Sur le plan opérationnel, les professionnels du renseignement consacrent leur temps à des activités, des entités et des personnes extérieures à leur organisation. Par exemple, les professionnels du renseignement criminel s’intéressent principalement aux organisations criminelles ; ceux du renseignement de sécurité nationale examinent les activités des autres États ; et ceux du secteur privé passent le plus clair de leur temps à se préoccuper de la concurrence. Cela ne signifie pas que ces professionnels ne cherchent pas à comprendre leur propre organisation. Mais ils ne le font que pour des questions ayant trait à ladite organisation prise dans son ensemble. L’essentiel du temps de ces professionnels du renseignement et le cœur de leur travail sont consacrés à la collecte et à l’analyse de l’information relative à des entités en dehors de leur organisation. En conséquence, ils deviennent souvent des experts sur ces entités mais ne comprennent pas leur propre organisation avec le même degré de précision que ceux qui y sont chargés de tâches opérationnelles.

L’un des exemples les plus évidents de cette démarcation entre renseignement et opérations se trouve dans l’armée. Dans la plupart des contingents militaires, les rôles d’officier de renseignement et d’officier des opérations sont clairement séparés. Dans ce contexte, le décideur (en l’occurrence le commandant de l’unité) charge l’officier de renseignement d’appréhender les capacités, les limites et les intentions de l’ennemi. De son côté, l’officier des opérations est responsable de proposer des options au commandant. Pour ce faire, il doit intimement comprendre les capacités et les limites de sa propre unité ; ce que l’officier de renseignement ne comprend pour sa part que de façon très générale. Dès lors, demander à ce dernier de proposer des plans (ou, dans un contexte gouvernemental plus large, de proposer une politique ; ou, dans un cadre d’affaires, de formuler des recommandations) revient à lui demander de travailler dans un domaine dont il n’est manifestement pas un expert ; c’est comme le convier à faire le travail de l’officier des opérations ! Les jeunes officiers du renseignement militaire qui insistent pour discuter avec le commandant des plans d’action adéquats à mettre en œuvre (au lieu de limiter leurs commentaires aux activités et aux capacités de l’ennemi) sont généralement sujets à de franches séances de mise au point avec l’officier des opérations, dont le rôle est de filtrer les « bonnes idées » à l’aune des capacités de l’unité.

La seconde raison souvent évoquée pour exclure les activités politiques de la définition du renseignement est d’ordre psychologique. Collecter et analyser de l’information permet de circonscrire un problème ; mais émettre une recommandation ou s’engager dans une politique revient, en quelque sorte, à lier l’officier de renseignement à cette action. Ledit officier n’a aucune raison de vouloir que cette action spécifique réussisse. Il est à craindre ici que, par la suite, la vision de l’officier de renseignement soit troublée et influe sur l’information collectée et analysée. En émettant la recommandation, l’officier de renseignement va dès lors éprouver une pression psychologique qui le poussera à voir et à interpréter tous les évènements futurs conformément aux recommandations qu’il a faites. La légitimité de cette préoccupation est attestée par divers éléments. Scott Plous, dans son divertissant livre, The Psychology of Judgment and Decision Making, désigne cet effet sous le terme dissonance cognitive postdécisionnelle. Des études menées sur le sujet suggèrent que, contrairement à la croyance populaire, les gens se sentent plus à l’aise avec des décisions une fois qu’elles ont été prises.

Outre ces deux objections majeures à l’incorporation du renseignement dans le politique, il existe une autre bonne raison de maintenir la séparation entre les deux – tout du moins sur le plan de la sécurité nationale dans une démocratie. Dans un gouvernement dont le décideur ultime est élu et doit répondre de ses actes devant les citoyens, il est judicieux de séparer :

  • les activités de connaissance-compréhension-analyse-synthèse de l’information relative à une entité étrangère, menées par des employés gouvernementaux non élus, et
  • les actes délibérés visant à influencer ces entités étrangères (activités approuvées par des élus).

Les premières sont des actes d’information du politique tandis que les secondes sont des actes de politique.

Cela ne signifie pas pour autant que les officiers de renseignement ne participent jamais à des opérations secrètes, qu’ils n’émettent jamais de recommandations ou qu’ils ne s’engagent aucunement dans des discussions de nature politique. Cela veut seulement dire que, lorsqu’ils agissent ainsi, ils ne font plus du « renseignement ». Ils ont franchi la ligne de démarcation et se retrouvent alors carrément du côté des opérations, avec les risques que cela présente. Dès lors, les professionnels du renseignement marchent sur des œufs.

À suivre – Les précédentes tentatives de définition au sein des forces de l’ordre et du secteur privé

À propos de Kristan Wheaton

Kristan Wheaton, J.D., est maitre de conférences à l’Institute for Intelligence Studies de la Mercyhurst University à Erie, Pennsylvanie (États-Unis). Ancien analyste du renseignement pour l’US Army, il fut notamment chef analyste pour l’Europe, au sein de la Direction du renseignement de l’US European Command, à Stuttgart.