Qu’est-ce que le renseignement – 5ème partie

par Kristan Wheaton

Version originale : Sources & Methods
http://ow.ly/f2zQB – 7 juillet 2008

Traduit de l’anglais (américain) par AP

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Les précédentes tentatives de définition par le législateur

Montez là par le Négeb; et vous monterez sur la montagne. Vous examinerez le pays, ce qu’il est, et le peuple qui l’habite, s’il est fort ou faible, peu nombreux ou considérable ; ce qu’est le pays où il habite, s’il est bon ou mauvais; ce que sont les villes où il habite, si elles sont ouvertes ou fortifiées ; ce qu’est le sol, s’il est gras ou maigre, s’il y a des arbres ou non.

La Sainte Bible (traduction de l’Abbé Crampon)
Livre des Nombres – Chapitre 13, versets 17 à 20,

Les professionnels du renseignement d’aujourd’hui interpréteraient les ordres de Moïse à ses éclaireurs juifs comme un besoin en renseignement. Depuis la Nuit des temps, pour ainsi dire tous les chefs, tous les pays ont établi un processus pour produire du renseignement.

Dans les manuscrits anciens, les références aux activités de renseignement abondent. Outre La Bible, dans L’art de la guerre, Sun Tzu a beaucoup écrit sur le recours aux espions ; et même Beowulf fait mention de ce que nous appellerions aujourd’hui un breffage de renseignement, tenu par Hrothgar, avant la bataille contre la mère de Grendel :

Leur demeure est une terre cachée, des collines de loups, des caps venteux, d’horribles sentiers, des marais où les torrents de montagnes se précipitent à l’ombre des promontoires ; c’est non loin d’ici que se trouve la mer ; des bois au feuillage bruissant ombragent ses eaux. Chaque nuit, on peut voir des prodiges en ce lieu : le feu brille sur les eaux ; aucun homme, si instruit qu’il puisse être, ne sait où se trouve l’abîme. Le cerf aux fortes ramures harassé par les chiens et cherchant le couvert des bois, aime mieux livrer sa vie sur le bord que de se réfugier dans ses flots. Ce n’est pas un endroit agréable ; les vagues, quand le souffle de la tempête les agite, s’y élèvent en masses sombres vers les nuages jusqu’au moment où le ciel s’obscurcit et laisse couler ses larmes. Maintenant le secours est prêt ; à toi d’agir encore ! Tu ne connais pas encore le lieu terrible (…)

Beowulf, une épopée anglo-saxonne
(traduction française de Léon Botkine)
Chapitre XXI

Malgré cela, les plus sérieux efforts consacrés à définir le renseignement ne l’ont été que récemment. En fait (…), le développement d’une définition moderne du renseignement aux États-Unis remonte – du moins officiellement – à 1947.

Les tentatives du législateur de définir le renseignement

Comme elle l’a fait en bien des domaines, la Seconde Guerre mondiale a radicalement modifié le paradigme selon lequel travaillaient les officiers de renseignement. L’ampleur du conflit, couplé avec les méthodes ultra-rapides de communication intercontinentale, a conduit à un boum de l’information en provenance des zones de combat. Le flux de ces rapports nécessitait que des équipes entières de personnes passent à travers l’information et l’analysent, afin de rédiger un produit fini de renseignement. Avant que ne survînt cette expansion des technologies de l’information, une solide théorie du renseignement s’était imposée. Sun Tzu et George Washington étaient tous deux des maitres espions expérimentés et accomplis, mais aucun d’eux n’avaient formulé de conseils qui pussent être utiles à des professionnels du renseignement disposant de capacités de produire chaque jour – voire chaque heure – des tonnes d’informations nouvelles et pertinentes. À quoi cela servait-il d’avoir autant d’informations ? Comment chaque donnée s’intégrait-elle aux autres éléments d’information ? Quels éléments étaient importants et lesquels ne l’étaient pas ? Et – plus important encore – lesquels devait-on transmettre aux décideurs ?

En réponse, le gouvernement américain décida de ne pas démanteler les services de renseignement, créés en temps de guerre, mais de modifier leur rôle pour en faire des garants de la sécurité nationale en temps de paix. Le National Security Act de 1947 a ainsi transformé l’Office of Strategic Services en CIA, tout en codifiant l’organisation et le fonctionnement de la communauté du renseignement. La loi de 1947 a servi de fondement aux activités de renseignement aux États-Unis (jusqu’à l’Intelligence Reform and Terrorism Prevention Act de 2004), bien qu’elle ne définisse nulle part en quoi consiste le renseignement. Le Congrès a tenté de réparer cet oubli avec l’Intelligence Authorization Act for Fiscal Year 1993, lequel amendait la loi de 1947 en posant les définitions suivantes :

(1) Le terme « renseignement » englobe le renseignement extérieur et le contrespionnage.*

(2) Le terme « renseignement extérieur » fait référence à l’information relative aux capacités, intentions ou activités de gouvernements étrangers – ou de leurs émanations –, d’organisations ou de personnes étrangères.

(3) Le terme « contrespionnage » s’entend de l’information collectée et des activités menées dans le but de se prémunir contre l’espionnage, contre des activités de renseignement, contre le sabotage ou l’assassinat, perpétrés par ou pour le compte de gouvernements étrangers – ou de leurs émanations –, d’organisations ou de personnes étrangères.

En substance, la loi ainsi amendée énonce que « le renseignement est une information » ; il s’agit là d’une définition à la fois trompeuse et assurément erronée. L’information est le matériau brut du renseignement, et non le produit fini. Les professionnels du renseignement d’aujourd’hui le savent bien : ils doivent fournir bien plus que de simples informations aux décideurs pour qui ils travaillent. En premier lieu, obtenir une simple « information », quelque soit son sujet, est devenue d’une simplicité triviale, que ce soit en recourant à l’Internet, aux organes de presse traditionnels, ou bien en téléphonant ou en envoyant un courriel à une personne utilisant un large éventail d’appareils et de systèmes de communication – lesquels sont aujourd’hui disponibles même dans les parties les plus reculées du monde.

En second lieu, pour être véritablement utile, l’information doit être analysée selon la perspective d’un décideur déterminé. Une même information, par exemple relative à la prévision des typhons sur les côtes de Chine, aura une signification bien différente pour les producteurs de riz selon qu’ils sont Chinois ou Américains.

En résumé, tout renseignement relève d’une information. Mais toute information ne constitue pas du renseignement.

Le président Harry Truman avait compris dès 1956 le changement de nature du renseignement (p.56) :

[La Seconde Guerre mondiale] nous a enseigné cette leçon : nous devons collecter du renseignement de telle manière que l’information puisse être disponible où et quand on en a besoin et ce, sous une forme intelligente et intelligible. Si elle n’est ni intelligente, ni intelligible, alors elle est inutile.

L’information ne se suffisait plus à elle-même, et les décideurs le savaient. Elle devait également être intelligente et intelligible – c’est-à-dire analysée. Les définitions du renseignement axées sur le concept d’information s’avéraient clairement biaisées mais – comme nous l’avons vu précédemment, il n’existait aucune communauté universitaire de professionnels du renseignement pour résoudre ce genre de problèmes. Le renseignement était encore à l’époque un art du secret, sans débats universitaires vifs et ouverts, sans publications évalués par les pairs et sans écoles de pensées concurrentes. Et même au fur et à mesure que les capacités du renseignement s’accroissaient et accédaient à la maturité, la théorie du renseignement demeurait à ses balbutiements. Ainsi, l’amendement au National Security Act de 1947, promulgué en 1993, reposait dès l’origine sur une définition obsolète du renseignement. Au cours des 57 ans qui ont séparé la loi de 1947 et l’Intelligence Reform and Terrorism Prevention Act de 2004, le seul autre apport significatif à la définition du renseignement eut lieu en 2001, lorsque le Congrès ajouta la mention « ou des activités terroristes internationales » aux définitions du renseignement étranger et du contrespionnage.

L’Intelligence Reform and Terrorism Prevention Act de 2004 constitue la législation sur le renseignement la plus significative depuis la loi originaire de 1947. Ce texte de 2004 a poussé encore plus loin les modifications de 1993 apportées à la loi de 1947 :

Les termes « renseignement national » et « renseignement en lien avec la sécurité nationale » font référence à tout renseignement – quelle que soit sa source et que l’information ait été collectée aux États-Unis ou à l’extérieur du territoire – qui :

(A) conformément à toute directive émise par le Président, relève de plus d’une agence gouvernementale étasunienne,

et

(B) concerne

(i) des menaces contre les États-Unis d’Amérique, sa population, ses biens ou ses intérêts ;

(ii) le développement, la prolifération ou l’utilisation d’armes de destruction massive ; ou

(iii) tout autre sujet portant sur la sécurité nationale ou intérieure des États-Unis.

Là encore, ces amendements sont d’ordre purement administratif, se bornant à détailler les changements dans la collecte et l’utilisation du renseignement par les agences gouvernementales. La loi de 2004 ne fait aucun effort pour examiner le bien-fondé d’autres conjectures – lesquelles conjectures sont le fondement du concept de renseignement tel que l’entend aujourd’hui le Parlement. Cet amendement à la définition de 1993 ne précise pas le but du renseignement, pas plus qu’il ne définit à qui il est destiné. Au lieu de cela, ce texte vagabonde dans un obscur jargon législatif pour revenir exactement à son point de départ : « le renseignement, c’est de l’information.»

À suivre – Les tentatives des agences concernées de définir le renseignement »

* Graphie conforme à la nouvelle orthographe

À propos de Kristan Wheaton

Kristan Wheaton, J.D., est maitre de conférences à l’Institute for Intelligence Studies de la Mercyhurst University à Erie, Pennsylvanie (États-Unis). Ancien analyste du renseignement pour l’US Army, il fut notamment chef analyste pour l’Europe, au sein de la Direction du renseignement de l’US European Command, à Stuttgart.