Il faut tuer le cycle du renseignement – 12ème partie

Le nouveau processus du renseignement – La seconde image

par Kristan Wheaton

Version originale : Sources & Methods

Traduit de l’anglais (américain) par AP

– Introduction et sommaire de cette série –

[Note : j’ai débuté cette série d’articles il y a plusieurs mois avec l’intention de la compléter à court terme. Mais, comme c’est souvent le cas, la vie s’est mise en travers du chemin… Si vous découvrez cette série (ou si vous avez oublié l’excitation qui prévalait à l’origine), je vous recommande de (re)commencer par le commencement. Pour les autres, je vous remercie de votre patience.]

Au plus haut niveau, le renseignement apporte un soutien indéniable au processus de prise de décision. Si l’on intègre ce constat, on peut alors commencer à comprendre ce qui régit les besoins en renseignement et caractérise les bons produits de renseignement. C’est là le message de la première image.

Mais qu’en est-il des détails ? Jusqu’ici, on comprend bien le contexte général. Mais comment le professionnel moderne du renseignement doit-il penser le processus du renseignement ? La seconde image a été élaborée pour répondre à ces questions.

La chose la plus importante que l’on remarque sur cette image, c’est qu’elle représente le renseignement comme un processus en parallèle plutôt que séquentiel. On y trouve quatre thèmes généraux (ou sous-processus) évoluant dans le temps, depuis un commencement nébuleux, jusqu’à une fin souvent indistincte [1] ; et chacun de ces thèmes atteint son paroxysme à un moment différent des autres. Cette image implique également l’idée selon laquelle chaque thème se manifeste constamment auprès des autres, les influençant ainsi à tout moment.

Je vais d’ores et déjà anticiper une objection liminaire que l’on pourrait faire à cette image : elle présente le processus du renseignement comme ayant un commencement et une fin. Certes, la fonction de renseignement est en perpétuel mouvement ; et c’est là l’une des leçons tirées de la première image. Cela dit, je crois qu’il est important de focaliser ici sur la façon dont les produits de renseignement sont élaborés en réalité. À cet égard, il y a nécessairement un moment où on va poser une question (un besoin en renseignement). Elle peut être posée de façon indistincte ou être mal formulée voire obscure ; mais tant qu’une question (qui concerne de près ou de loin une prise de décision que l’unité de renseignement vient appuyer) n’a pas été posée, toute activité de renseignement est dépourvue de véritable fondement.

De la même façon, le processus a une fin. Elle peut survenir lors d’une conversation d’ascenseur, dans un résumé solennel, dans un courriel lapidaire ou dans un document de cinquante pages imprimé et relié de façon professionnelle. Mais quelque soit la forme choisie, répondre à la question posée initialement (c’est à dire diffuser le produit de renseignement) signifie la fin du processus.

Alors oui, dès la fin de ce processus, un nouveau commence, avec de nouvelles questions ; et oui, il y a toujours de multiples questions posées et résolues simultanément ; mais aucune observation ne vient invalider le modèle général.

Quels sont donc ces sous-processus ? En quoi consistent-ils et comment sont-ils reliés les uns aux autres ? Ces quatre thèmes sont la modélisation mentale, la collecte de l’information pertinente, l’analyse de cette information et la production (c’est-à-dire la façon de communiquer le renseignement au décideur).

Modélisation mentale

Tant que le renseignement ne sera pas devenu un processus dans lequel des machines se parleront exclusivement entre elles, les schémas mentaux que portent les professionnels du renseignement et les décideurs qu’ils épaulent seront inséparables du processus du renseignement. La plupart des professionnels du renseignement reconnaissent volontiers les forces et les faiblesses du savoir humain. Et l’une des plus grandes qualités de ce modèle du processus du renseignement est, selon moi, qu’il intègre directement ces forces et ces faiblesses dans le processus et reconnait l’influence de la condition humaine sur le renseignement.

Ces schémas mentaux contiennent généralement deux genres d’information : l’information déjà connue et l’information à collecter. Les analystes commencent rarement travailler à partir d’une page blanche. En fait, on a démontré qu’un niveau assez élevé de connaissances générales sur le monde qui nous entoure améliorait significativement l’exactitude des prévisions dans tous les champs de la connaissance, même les plus spécialisés.

[Paradoxalement, il existe des preuves solides suggérant qu’un haut degré de connaissances spécialisées – même dans le domaine sujet de l’étude – n’améliorerait pas significativement l’exactitude des prévisions.]

Sur l’autre face de la pièce, on trouve les préjugés [psychological bias], qui ont tendance à induire les analystes en erreur sans même qu’ils s’en rendent compte. Dresser une vision d’ensemble de cette problématique n’est pas le propos de cet article. Mais on peut raisonnablement prétendre que ces schémas mentaux – qui, implicitement ou non, contiennent ce que nous savons, ce que nous pensons devoir connaître et comment notre esprit va traiter toutes ces informations – se forment au fur et à mesure que le professionnel du renseignement réfléchit aux moyens de répondre au mieux à la question.

Habituellement, au commencement du processus du renseignement, c’est la fonction de modélisation qui reçoit la plus grande attention. Imaginer comment résoudre un problème, comprendre le genre d’informations que l’on doit recueillir et formuler les hypothèses de départ quant aux questions posées et quant au modèle lui-même sont autant d’éléments qui doivent être déterminés jusqu’à un certain degré avant que les autres fonctions du renseignement ne puissent solidement prendre le relais. C’est particulièrement vrai dans le cas d’un nouveau besoin complexe. De plus, cette fonction de modélisation est souvent informelle, voire implicite. Dans la pratique courante, il est rare de voir un modèle mental clairement posé, à partir duquel la collecte d’information va être planifiée et l’analyse effectuée. C’est regrettable car il a été démontré qu’un modèle explicite correctement formulé a la vertu d’accélérer les sous-processus, de limiter la confusion au sein d’une équipe et de produire de meilleures prévisions.

Quoi qu’il en soit, la modélisation devrait se poursuivre tout au long du processus du renseignement. Au fur et à mesure que de nouvelles informations se font jour ou que l’analyse se construit, le modèle élaboré peut s’agrandir, rétrécir ou se transformer, tandis que les concepts énoncés et leur interrelations deviennent plus clairs.

Toutefois, à un certain moment – généralement assez tôt – dans le processus, le gros de l’activité de renseignement va passer de la modélisation à la collecte, à l’analyse puis à la production. Cela ne veut pas dire pour autant que la modélisation va perdre de son importance ; simplement, son activité va diminuer, moins de temps lui étant désormais consacré, au bénéfice des autres fonctions.

Collecte

Généralement, le sous-processus qui obtient ensuite la préséance est la collecte. Là encore, comme avec la modélisation, la collecte débute presque aussitôt qu’une forme rudimentaire de besoin s’est faite jour dans l’esprit du professionnel du renseignement. En effet, les gens ont une tendance naturelle à commencer à élaborer intellectuellement et, si la question qui se pose s’avère suffisamment compliquée, ils se mettent alors à rechercher des informations additionnelles pour y répondre. En présence de questions particulièrement complexes, nécessitant l’élaboration de besoins nettement plus exigeants, le professionnel du renseignement va même élaborer un plan de cueillette et confier à d’autres des tâches de collecte pour l’aider à répondre aux attentes du décideur.

Tout comme la modélisation, la collecte ne s’arrête jamais. Les professionnels du renseignement vont continuer à récolter de l’information en lien avec ce besoin spécifique et ce, jusqu’à ce que le produit final soit diffusé. En fait, la collecte relative à un problème particulièrement difficile (c’est-à-dire dans presque tous les cas) va souvent se poursuivre après la diffusion. Les décideurs et les analystes veulent savoir si leurs hypothèses sont justes et si le produit final est bien exact. Et tous comprennent la nécessité d’assurer le suivi dans le temps de besoins particulièrement importants.

Cela dit, au fil du temps, la collecte tend à voir son activité diminuer au profit d’autres fonctions. C’est ce que les économistes appellent la loi des rendements décroissants. Pour comprendre cet effet, il faut considérer les efforts de renseignement sur l’ensemble du spectre des activités, depuis l’absence de toute connaissance jusqu’au niveau de connaissance actuel sur un sujet. Au fil du temps, les efforts de collecte apportent de moins en moins d’informations véritablement nouvelles. Là encore, cela ne signifie pas que la collecte perde de son importance. Cela reflète simplement le fait que, à un certain moment du processus, d’autres sous-processus vont prendre le pas sur elle.

Analyse

Le sous-processus qui va ensuite avoir la préséance est l’analyse. Tout comme la modélisation et la collecte, l’analyse débute presque immédiatement [dans le processus du renseignement]. Des réponses provisoires viennent rapidement à l’esprit ; elles peuvent être légitimes, dans des cas simples ou lorsque les contraintes de temps sont importantes. Mais l’analyse proprement dite arrive vraiment au premier plan après que le besoin a été clairement compris et que suffisamment d’informations ont été collectées. Alors seulement l’analyste peut-il estimer que l’information adéquate est disponible, s’aventurer au-delà des analyses provisoires et tenter de répondre à la question dans son entier.

L’analyse, c’est là que l’information – le matériau brut du renseignement – est convertie en produits qui vont répondre aux besoins des décideurs. C’est aussi la tâche qui présente le plus de difficultés. Depuis le type d’informations utilisées (elles sont généralement informelles) jusqu’à la forme finale du produit, en passant par les méthodes d’analyse de l’information, les analystes sont confrontés à d’énormes problèmes pratiques et psychologiques. Bien que l’objectif soit clair – réduire le degré d’incertitude du décideur –, les meilleures façons de l’atteindre sont souvent floues ou reposent sur des méthodes peu (ou pas) expérimentées.

Production

Le sous-processus final est la production (laquelle, dans notre propos, inclut la diffusion). Comme avec les autres fonctions, elle commence également dès le premier jour. Mais, au début du processus du renseignement, il s’agit clairement de la fonction la moins importante. Ce qui n’empêche pas les professionnels du renseignement de donner initialement leur avis (et les professionnels expérimentés ont appris à livrer davantage que des considérations sommaires) sur la forme et la nature du produit final.

Les besoins mentionnent généralement – de façon explicite ou non – la forme que doit prendre le « livrable ». Par exemple, la réponse aux besoins de renseignement devra-t-elle être donnée via un exposé oral ou dans un rapport écrit ? Si le professionnel concerné en est averti au début du processus, cela l’aidera à planifier et à identifier les éléments qui, tout au long du processus, rendront plus aisée l’élaboration du produit final. Par exemple, savoir que ce dernier doit être une présentation permet aux professionnels du renseignement associés au dossier d’identifier les graphiques pertinents tout au long du projet, plutôt que de devoir faire machine arrière et les rechercher à la dernière minute. De même, si la diffusion finale doit prendre la forme d’un écrit, le temps nécessaire à la rédaction et la révision d’un tel document peut s’avérer substantiel ; et il faut pouvoir en tenir compte lors de la planification.

La production est une fonction incroyablement importante, mais trop souvent sous-évaluée. Si les produits de renseignement ne sont pas accessibles – c’est-à-dire conçus et réalisés en pensant au décideur qui en a besoin –, alors ils auront peu de chances d’être lus ou utilisés. En pareil cas, on aura alors ruiné tous les efforts des professionnels du renseignement impliqués.

D’un autre côté, la limite est bien mince entre rendre accessible un rapport de renseignement et vendre un avis ou une façon de penser un problème. Les professionnels du renseignement doivent impérativement éviter ces méthodes et autres « trucs » qui s’apparentent à la publicité ou au plaidoyer. En phase de production, des considérations éthiques s’imposent pour toujours veiller à ne pas compromettre l’objectivité [du renseignement final].

Dans le même ordre d’idées, certains professionnels du renseignement considèrent que la valeur d’un produit de renseignement se juge au degré de respect des exigences brutes du décideur. Ces professionnels considèrent qu’enrichichir un produit de renseignement à l’aide de sources multimédias, de graphiques, de couleurs et autres effets stylisés n’est que de la poudre aux yeux. Ces mêmes professionnels – généralement issus de générations antérieures – pensent que le produit de renseignement devrait « se suffire à lui-même » ; pour eux, la facilité avec laquelle on recourt à ces moyens modernes de production n’est pas une excuse pour dévier de la tradition séculaire de production du renseignement.

Bien sûr, le principe directeur ici n’est pas de se fier à ce que croit le professionnel du renseignement mais à ce que pense le décideur qu’il assiste. Certains décisionnaires apprécieront davantage que leurs produits de renseignement prennent la forme d’un simple texte. D’autres – dont de nombreux professionnels des affaires – préfèreront moins de texte et plus de données à l’appui – comme des graphiques ou des tableaux. On pourrait même assister dans le futur à un accroissement du nombre de décideurs demandant que les rapports leur soient adressés sous forme de vidéos qu’ils pourraient visionner sur leur appareil multimedia personnel.

À l’avenir, les professionnel du renseignement devront donc disposer d’une plus large palette de compétences de production. Certes, les considérations de présentation ne deviennent prioritaires que vers la fin du processus de renseignement. Mais en les envisageant en amont, on peut en imprégner le projet dans son ensemble.

13ème (et dernière) partie – La vue d’ensemble »

Notes

[1] L’auteur utilise le terme fuzzy (flou, vague). Il entend ici exprimer que le point de départ d’un dossier de renseignement est souvent flou et se précise en cours du processus, mais que la fin de ce même dossier n’est pas pour autant plus claire à établir : il n’y a pas vraiment de ligne d’arrivée, marquant nettement la fin du projet.

À propos de Kristan Wheaton

Kristan Wheaton, J.D., est maitre de conférences à l’Institute for Intelligence Studies de la Mercyhurst University à Erie, Pennsylvanie (États-Unis). Ancien analyste du renseignement pour l’US Army, il fut notamment chef analyste pour l’Europe, au sein de la Direction du renseignement de l’US European Command, à Stuttgart.