Il faut tuer le cycle du renseignement – 5ème partie

Les critiques (I) – Le cycle du renseignement ? Lequel ?

par Kristan Wheaton

Version originale : Sources & Methods

Traduit de l’anglais (américain) par AP

– Introduction et sommaire de cette série –

Malgré sa popularité, le cycle du renseignement est largement critiqué par les membres de la profession. Ses détracteurs se répartissent généralement en trois groupes.

D’abord, certains estiment que, sous ses airs de monolithe théorique, le cycle du renseignement est en fait sujet à une vaste gamme d’interprétations, en fonction du point de vue considéré. En effet, il n’existe pas un cycle mais une série de cycles du renseignement, se distinguant les uns des autres de façon substantielle.

Ensuite, de nombreux auteurs déclarent de façon assez convaincante que, à bien des égards, le cycle du renseignement tel qu’on le présente généralement ne décrit pas les véritables façons de faire du renseignement. Selon ces critiques, la simplicité du cycle est aussi séduisante que trompeuse.

Enfin, certains critiques avancent que le soi-disant cycle du renseignement est simplement un outil de stratégie « commerciale » qui plagie des « cycles » extrêmement simplistes tirés de formations en gestion d’affaires et en développement des qualités de chef [leadership].

J’entends ici discuter successivement de ces trois types de critiques.

Quel cycle du renseignement ?

Comparons le diagramme du cycle du renseignement qui, jusque récemment, figurait sur le site Internet Intelligence.gov (site du Directeur du renseignement national – Director of National Intelligence – DNI) avec celui du Federal Bureau of Investigations (FBI) reproduit ci-dessous.

Le cycle du renseignement selon le FBI
Le cycle du renseignement selon le DNI – avant 2011

Au-delà des considérations évidentes d’esthétique, quelles différences de contenu remarque-t-on ? Si vous regardez attentivement, vous constaterez que le FBI a choisi d’intégrer une phase qui n’est pas dans le cycle du DNI : la phase de « détermination des besoins » (Requirements« ).

Pour un professionnel chevronné, cette différence saute aux yeux. En effet, comme je l’ai souligné dans mon survol du cycle du renseignement dans la 4ème partie de cette série d’articles, il est absolument nécessaire de déterminer ses besoins en renseignement ; l’apparition de cet élément sous la forme d’une phase distincte pourrait donc n’être pour le FBI qu’une question de convenance.

Un étudiant en renseignement, particulièrement un novice, pourrait légitimement remettre en cause cette explication : peut-être y a-t-il vraiment une différence ; peut-être la description du FBI représente-t-elle une nouvelle façon de penser le renseignement comme processus. Peut-être, après tout, qu’une représentation du processus est substantiellement meilleure qu’une autre. Et si ce n’est pas le cas, alors, comment expliquer ces différences ?

Il ne semble pas y avoir d’explication rationnelle à ce que la version du cycle selon le FBI diffère de celle publiée sur le principal site web sur le renseignement du gouvernement fédéral américain ; et particulièrement depuis la restructuration de la communauté étasunienne du renseignement en 2004 qui, de bien des façons, a subordonné la fonction renseignement du FBI à celle du Directeur du renseignement national. Autrement dit, cette différence représente-t-elle des disparités théoriques légitimes ou bien est-ce simplement le résultat d’un manque de coordination, ou pire, d’un travail de réflexion bâclé ?

Et comme si les choses n’étaient déjà pas assez compliquées, la version récemment mise à jour du cycle du renseignement selon le DNI apporte encore à la confusion. Voici le graphique que l’on peut voir aujourd’hui sur le site intelligence.gov :

Le cycle du renseignement selon le DNI – version 2011

Un premier coup d’œil de la version actuelle du cycle selon le DNI révèle qu’il diffère de la version précédente de façon substantielle. « Orientation », « Exploitation » et « Production » semblent toutes avoir été intégrées dans des catégories plus larges. Y a-t-il une raison à cela ? Le DNI a-t-il mené des études pour déterminer la meilleure ou la plus précise représentation du cycle ? Ou s’agit-il d’une question d’esthétique, le graphisme ne laissant pas assez de place pour des termes supplémentaires ?

Attendez, ça empire.

Sur la même page que ce graphique, le DNI fait la promotion non pas d’une mais de deux variations additionnelles du cycle.

La première variation – la plus légère – apparaît dans le texte descriptif du graphique. Le DNI y déclare :

Le processus débute par l’identification des problématiques qui intéressent les décideurs et la détermination des éléments de réponse nécessaires pour prendre des décisions éclairées sur ces problématiques. On établit alors un plan pour l’acquisition de l’information adéquate et on commence à la collecter.

Si c’est exact, alors pourquoi le schéma ne « commence »-t-il pas par la phase de planification ?

Et ça continue, de pire en pire.

La seconde variation (toujours sur la même page web) du cycle du DNI apparaît tout en haut de la page, dans les cinq liens : « Direction », « Rassemblement de données », « Interprétation », « Analyse et rapports » et « Diffusion ».

En cliquant sur le lien Direction [en anglais, « Management » – NdT], on apprend que c’est la direction (et non la détermination des besoins, ni même la planification) qui constitue la phase initiale du cycle du renseignement.

[Soupir]

Je me demande quelle version est enseignée dans leurs cours élémentaires en renseignement.

Je me demande comment on doit noter un étudiant qui, lors d’un test, se réfère à une version alternative du cycle.

Je me demande si le cycle du renseignement est vraiment parfait (comme le pensent 15% des personnes qui ont répondu à mon sondage) ; et lequel de ces cycles est le plus-que-parfait.

Si ces différences étaient les seules existantes au sein de la communauté américaine du renseignement de sécurité, on pourrait les expliquer facilement. Mais ce n’est pas le cas. En fait, il y a très peu de cohérence entre et au sein de plusieurs membres importants de la communauté américaine du renseignement de sécurité. Ces inconsistances existent également entre les différentes branches du renseignement.

Examinons le tableau ci-dessous. Dans les dix documents organisationnels étudiés, une seule fonction, la collecte, est universellement considérée comme faisant partie intégrante du travail de renseignement.

Au sein du DNI, de la CIA et du FBI, il y a des différences mineures mais qui ont leur importance. Ainsi, aucun cycle de ces trois agences ne ressemble exactement à celui des deux autres.

Encore plus étonnantes sont les différences au sein de l’Armée. Le Centre d’information technique de la Défense (Defense Technical Information Center) – « le premier fournisseur d’information technique de la Défense ») dispose d’un cycle du renseignement en quatre phases ; il recoupe largement (mais pas complètement) le cycle tel qu’enseigné à Fort Huachuca, le siège du renseignement militaire de l’armée de terre. Ce cycle diffère toutefois sensiblement du processus défini par la publication de doctrine militaire de niveau supérieur, Joint Publication 2.0.

Ces évidentes disparités au sein de l’Armée pourraient s’expliquer par des dates différentes de publication ou par ma propre incapacité à accéder aux plus récentes mises à jour de ces documents. À ce propos, l’édition 2007 de Joint Publication mérite quelques commentaires. À sa lecture, on pourrait penser que l’Armée américaine a abandonné le cycle du renseignement au profit d’un plus générique « processus » du renseignement. D’aucuns en ont conclu que l’Armée avait déjà tué le cycle du renseignement (mais apparemment, elle n’en a pas été informée…).

Bien que ce soit (selon moi, tout du moins) un pas dans la bonne direction, cela ne fait qu’exacerber l’impression que, dans la communauté américaine du renseignement de sécurité, la main droite ne parle pas à la main gauche ; ou alors, c’est que le DNI ne contrôle pas – ou se fiche de – ce que l’État-major interarmées produit en matière de processus du renseignement. Que l’on se fie à l’une ou l’autre de ces alternatives, la communauté américaine du renseignement apparaît brouillonne et désorganisée.

Je pense par ailleurs que l’État-major interarmées veut le beurre et l’argent du beurre. Comparons les deux images ci-dessous. La première est tirée de la plus récente édition de Joint Publication 2.0.

Le Processus de renseignement, selon Joint Publication 2.0 (2007)

La seconde est tirée de la version de 1990 du Manuel de terrain 34-3 de l’Armée de terre, intitulé Analyse du renseignement.

Cycle du renseignement selon le manuel de terrain 34-3 de l’Armée de terre des États-Unis (1990)

Bien que les termes utilisés dans les deux publications soient fort différents, les images suggèrent que l’Armée n’est pas allée très loin dans sa conception d’un «processus du renseignement» en lieu et place du cycle du renseignement.

Toutes ces représentations du cycle diffèrent, là encore, sur des points substantiels par rapport aux descriptions du cycle fournies par deux organismes de surveillance mandatés pour examiner les activités de renseignement énumérées dans le tableau. Il s’agit de la Commission Brown-Rudman (1996) et de la Commission sur le renseignement en Irak (2004).

Pour ajouter à la confusion, la représentation du cycle donnée par l’International Association of Law Enforcement Intelligence Analysts (Association Internationale des analystes de renseignements des agences d’application de la loi) et le modèle classique d’intelligence économique (décrit par John Gonagle, un spécialiste chevronné du renseignement dans le secteur privé) diffèrent également entre eux mais aussi des huit autres exemples précités.

La présente analyse, aussi intéressante qu’elle soit, devient peut-être ici un peu plus pointilleuse qu’elle ne le devrait. D’autres processus dans d’autres branches font l’objet de représentations diverses et variées.

Malgré les différences constatées, des thèmes clairs émergent tout de même de cette analyse. Par exemple, peu de personnes se questionneront quant à savoir si la détermination des besoins, l’orientation et la planification doivent tomber dans une unique catégorie générique.

Mais ce ne sont là que des thèmes communs. Les différentes images reproduites dans cet article – comme bien des descriptions textuelles de ces processus faites par leurs organisations respectives – laissent entrevoir une approche rigide du renseignement. Cette approche se révèle inappropriée :

  • pour enseigner les concepts essentiels du renseignement à de nouveaux membres de la profession,
  • pour expliquer le processus aux décideurs destinataires du renseignement.

Au lieu de cela, il apparait nécessaire de rechercher une approche plus nuancée et moins absolutiste.

Mais notre étude a au moins le mérite de soulever une problématique spécifique. En effet, sur les dix organisations étudiées, seulement trois érigent la rétroaction (ou l’évaluation) en une phase distincte de leur cycle.

Les autres organisations en font une composante de la phase de diffusion. Mais reléguer ainsi au second plan cette étape cruciale n’est pas la meilleure façon, pour un décideur, de se faire apprécier de l’unité de renseignement qui travaille pour lui. Il serait bien plus adéquat d’inclure explicitement le rôle de la rétroaction dans le processus, que le décideur choisisse ou non d’en tirer avantage.

6ème partie – Le cycle du renseignement confronté à la réalité »

À propos de Kristan Wheaton

Kristan Wheaton, J.D., est maitre de conférences à l’Institute for Intelligence Studies de la Mercyhurst University à Erie, Pennsylvanie (États-Unis). Ancien analyste du renseignement pour l’US Army, il fut notamment chef analyste pour l’Europe, au sein de la Direction du renseignement de l’US European Command, à Stuttgart.

Une réponse sur “Il faut tuer le cycle du renseignement – 5ème partie”

  1. Concernant le « processus du renseignement » introduit par Joint Publication 2.0, notons que le concept apparaît dans son édition de 2004. Il y est même accompagné d’un schéma spécifique de « processus » :
    http://sourceouverte.files.wordpress.com/2011/12/intel_process.jpg
    Mais en 2007, la publication de l’État-major interarmées revenait brutalement en arrière et affichait une représentation classique d’un « cycle » du renseignement.

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